Le temps d’une pièce théâtrale, les acteurs tentent de reconstituer l’histoire qui a décimé des générations entières. Un matin, un garde s’est présenté devant sa petite case en paille : « Le roi veut te voir. » Comme s’il pressentait un danger, l’homme supplie l’émissaire de lui accorder un peu de temps. « J’arrive, j’arrive », répète-t-il en vain. Il est traîné de force. Son fils, voyant son père ainsi maltraité, le suit en pleurs. « Enfermez-les ! », ordonne le roi Kingué. L’homme et son fils sont conduits dans une case de la cour royale puis enchaînés. Sa femme, lasse d’attendre, se rend au palais pour s’enquérir de la situation. Elle aussi est capturée et enfermée.

« Allez me chercher d’autres hommes et femmes », gronde une nouvelle fois le roi de sa voix grave, après une gorgée de vin de palme. De jeunes hommes, « grands, forts et en bonne santé » sont ainsi arrêtés. Ils attendent le « White man » (le Blanc) qui arrive, fusil à l’épaule, et demande à voir ses « Slaves » (esclaves). Il brandit un bracelet en pacotille, appartenant, jure-t-il, au roi de son pays. « Je veux cinq esclaves », exige-t-il en échange. Kingué regarde l’objet avec avidité et appelle son épouse. A la vue du bracelet, la reine sourit et esquisse des pas de danse. L’échange est conclu. Une bouteille de whisky et des bibelots sont aussi troqués contre une dizaine d’hommes.

La scène se déroule en plein air, sur le site enclavé de Bimbia, ancien port d’embarquement des esclaves, dans la forêt du sud-ouest du Cameroun. Ici, comme dans plusieurs endroits de la côte ouest-africaine, des millions de personnes ont été arrachées à leurs terres pour l’Occident dans le cadre du commerce des esclaves.

« De nombreux Camerounais sont surpris de l’existence de Bimbia et du fait que leur pays ait été touché par la traite négrière, explique Dr Lisa Marie Aubrey, qui a suivi avec intérêt la représentation. De nombreuses personnes ont été emmenées contre leur gré, hors de Bimbia. »

Plus de 200 bateaux négriers

Depuis bientôt six ans, cette politologue américaine, enseignante au département des études africaines et africaines-américaines à l’Université d’Arizona aux Etats Unis, travaille bénévolement avec un groupe de jeunes chercheurs pour faire la lumière sur l’histoire « longtemps oubliée » de Bimbia.

Découvert en 1987 et classé au patrimoine national du Cameroun, ce site de « déportation » des esclaves sort de l’anonymat en 2010 à la faveur du lancement du Programme de retour aux origines pour la reconnexion avec l’Afrique (Ancestry Reconnection) soutenu par l’association américaine ARK Jammers. Cette association aide les Africains-américains, après un test ADN effectué par la firme African Ancestry, à retrouver leurs origines africaines.

Lisa Marie Aubrey a fait partie des expéditions de 2010 et 2011. « S’il y avait des descendants d’esclaves, il y avait sûrement un port d’où partaient ces esclaves, se souvient la chercheuse. Je voulais découvrir d’où étaient donc partis leurs ancêtres. » Elle pose des questions et n’obtient pas de réponses satisfaisantes. A la différence de l’île de Gorée au Sénégal, Ouidah au Bénin ou de la Gold Coast, l’actuel Ghana, Bimbia était méconnue. La politologue aux dreadlocks décide alors de prendre les choses en mains. Elle parcourt les archives et multiplie les voyages entre les Etats-Unis et le Cameroun en passant par la Guyane, la Barbade et la Martinique pour affiner ses recherches.

Une vue de l'ancien marché des esclaves datant du 18e siècle dans le village de Bimbia, dans le sud-ouest du Cameroun. | Camtour

La chercheuse et son équipe de bénévoles bénéficient en 2012 d’une subvention de 76 000 dollars du département d’Etat américain. « Nos recherches nous ont montré que plus de 200 navires ont quitté le Cameroun, assure la chercheuse. Bimbia n’est pas le seul port d’embarcation des esclaves que nous avons trouvé dans le pays. Nous continuons les recherches. De milliers de femmes, hommes et enfants sont partis de ce port vers la Jamaïque, les Etats Unis, au Brésil. »

Selon les premiers résultats de ses travaux, sur les quelque douze millions d’hommes, de femmes et d’enfants exilés aux Amériques entre le XVIe siècle et le XIXe siècle, plus de 10 % seraient partis du port de Bimbia. C’est beaucoup plus que les Africains qui sont partis de l’île de Gorée. Et un peu moins que les deux millions de personnes à avoir emprunté la porte du Non-Retour de Ouidah, au Bénin. Mais ces deux sites jouissent d’une plus grande renommée internationale.

« Bimbia comme Gorée au Sénégal »

A Bimbia, des vestiges témoignent encore du passé tragique : des bouts de chaînes accrochés sur des murs affaissés et au niveau de la mangeoire des esclaves, des écritures marquées sur des pierres, des morceaux de fer et surtout, cette ouverture sur l’océan atlantique, point de départ des bateaux négriers.

Ce samedi, une centaine de jeunes, membres de Yes Africa, une association qui organise des excursions sur les sites historiques du Cameroun, sont en visite à Bimbia. Ils écoutent religieusement l’enseignante. « Vous êtes jeunes et c’est à vous de faire connaître votre histoire », leur lance Lisa Marie Aubrey.

8 000 Africains-américains, à l’instar du réalisateur Spike Lee, le producteur de musique Quincy Jones ou l’ex-secrétaire d’Etat américaine Condoleezza Rice, auraient réussi à identifier leurs origines camerounaises grâce à des recherches ADN. Dr Lisa Marie Aubrey, elle, attend toujours de savoir. Quel que soit le résultat, qu’elle ait des racines camerounaises ou pas, elle a un rêve : faire de Bimbia, un lieu de pèlerinage et d’histoire enseignée dans les écoles, accueillant des milliers de touristes par an, à l’exemple de l’île de Gorée où se sont rendus de prestigieux visiteurs tels que Barack Obama, le premier président noir des Etats-Unis.

Hormis le manque de financement nécessaire aux recherches et à la conservation, Lisa Marie Aubrey est consciente de l’accès très difficile au site. De la ville balnéaire de Limbé, il faut parcourir pendant une heure une piste en terre, boueuse en saison de pluie, afin d’accéder à ce village perdu en pleine forêt. « Le manque de route est un vrai problème, reconnaît Mbimbia Edimo, guide touristique. Le ministère des arts et de la culture essaie de trouver une solution. Nous recevons entre 200 et 2 000 touristes par an. Je pense que Bimbia peut avoir la même envergure que Gorée si on y met les moyens. »

Pour Martin-Olivier Nguiamba, président de « Yes Africa », faire connaître Bimbia est « une vraie réflexion sur la mémoire, le nationalisme et les questions de développement ». Son rêve, comme celui de nombreux Camerounais, est de voir l’ancien port d’embarquement des esclaves classé au patrimoine mondial de l’Unesco.