Au Royaume-Uni, les damnés des « zero hour contracts »
Au Royaume-Uni, les damnés des « zero hour contracts »
Par Philippe Bernard (Londres, correspondant)
Le très flexible contrat « zéro heure », qui permet notamment de convoquer ou d’« annuler » des salariés par SMS, illustre la face sombre de la reprise britannique.
Candice Roberts n’a pas besoin de parler pour expliquer à quoi sa vie ressemble. Elle brandit son antique téléphone portable Huawei comme une pièce à conviction, où les six mots du SMS qu’elle a reçu samedi après-midi sont restés inscrits : « Mission annulée. Mettez-vous en attente ». La quadragénaire aux yeux cernés et au sweat-shirt en éponge saumon n’est pas astronaute. Elle est emballeuse de biscuits secs à l’usine Jacob’s, une énorme bâtisse de brique sur laquelle flotte l’Union Jack, à Aintree, au nord de Liverpool. Lorsque son patron a besoin de ses services, Candice, 46 ans, place dans leurs boîtes les cheese crackers ou les club chocolate, qui défilent sur un tapis roulant. Sinon, elle attend la prochaine « mission » de l’agence de placement Prime Time, qui sert d’intermédiaire. Un simple SMS pour la convoquer au travail, parfois dans l’heure qui suit. Un autre, éventuellement, pour annuler sa venue. Et des journées entières à attendre qu’on la sonne, en pensant à la paie qui rétrécit à chaque heure perdue.
Appelée ainsi vendredi pour rejoindre l’équipe du dimanche matin à 7 heures, elle a appris la veille que, finalement, on n’avait plus besoin d’elle. « I’ve been cancelled » (« J’ai été annulée »), explique-t-elle en un terrible raccourci. Le long silence qui suit n’est troublé que par les applaudissements du jeu diffusé par la télé, allumée en permanence. La nuit est tombée sur le lotissement de logements sociaux de Fazakerley, dans la grande banlieue au nord-est de Liverpool. Les réverbères soulignent un crachin persistant. Il fait froid dans le salon de Candice et Michael Roberts, où l’humidité s’infiltre. « On allume le gaz juste au moment d’aller au lit, glisse ce dernier. En hiver, on passe la soirée chez des amis. »
Cela fait déjà trois ans que Candice et son mari Michael, 58 ans, vivent au rythme infernal de ce que les Britanniques nomment le « zero hour contract », le ZHC (contrat à zéro heure), des « contrats » qui ne garantissent aucune heure de travail au salarié, mais l’obligent à accourir quand on le siffle. En janvier, l’Office national des statistiques britannique a recensé 1,4 million de contrats« ne garantissant pas un minimum d’heures ».Les ZHC « facilitent la tâche des employeurs qui veulent abuser de leur pouvoir sur le marché du travail », reconnaît le très libéral hebdomadaire The Economist.
Devant la barrière qui contrôle l’entrée de l’usine Jacob’s de Liverpool, qui vient de célébrer son centenaire, une banderole bleue représente des paquets de crackers et declub biscuits à l’orange ou au chocolat, « fiers d’avoir été cuits à Aintree ». Ces crackers en paquets orange immortalisés par Wallace et Gromit, qui sont un peu au patrimoine britannique ce que le petit-beurre est à la France.
Les abus sont commis à une si large échelle que même les conservateurs au pouvoir, ultralibéraux, ont promis de moraliser ces pratiques s’ils sont reconduits au terme des élections législatives de mai 2015. Les contrats de type ZHC, qui non seulement n’assurent aucun horaire mais contiennent une clause d’exclusivité interdisant au salarié de travailler ailleurs, seront interdits, a annoncé David Cameron début octobre. « Ce n’est pas l’économie de marché, c’est un marché faussé », a asséné le premier ministre. Les travaillistes, eux, ne veulent pas purement et simplement abolir une formule qui a remis tant de chômeurs au travail – le taux de chômage a baissé de 2 points entre juin 2011 et juin 2014. Leur chef de file, Ed Miliband, dénonce « des conditions de travail dignes de l’époque victorienne [XIXe siècle] », mais promet seulement d’instaurer un droit à un horaire minimal après une certaine période d’emploi en ZHC.
En attendant, cette forme de flexibilité maximale s’est banalisée. Elle a proliféré depuis la crise financière de 2008, avec une nette accélération dans les toutes dernières années : le nombre de travailleurs en « zéro heure » a doublé depuis 2012. Les dernières statistiques publiées en recensent 583 000, un chiffre sous-estimé car nombre de salariés ignorent qu’ils relèvent de cette formule. Près de la moitié des emplois de l’hôtellerie et de la restauration, un tiers des manœuvres et des agents d’entretien, un quart dans le secteur des soins et des loisirs sont concernés par toute une variété de contrats sans garantie horaire. Les femmes et les jeunes sont les premiers visés.
La formule est utilisée aussi pour des emplois très qualifiés et bien payés. Des anesthésistes, des cardiologues, des sages-femmes, des graphistes, des précepteurs sont recrutés sans la moindre garantie horaire. Certains radiologues, par exemple, ont été affectés par le Service national de santé (NHS) à des pools de personnels qui les mettent à disposition de plusieurs hôpitaux en leur offrant des zero hour contracts. Pour certains professionnels, il s’agit d’une forme de liberté, et 47 % des salariés concernés se déclarent satisfaits de ce système. Mais, pour la majorité, il s’agit d’une situation subie. Employés en moyenne 25 heures par semaine, ils ont souvent du mal à joindre les deux bouts, et un tiers des intéressés réclament davantage d’heures.
Flexibilité maximale
A eux deux, Candice et Michael Roberts gagnent en moyenne 350 livres par semaine (environ 1 900 euros par mois), mais ignorent en permanence leurs revenus de la semaine suivante. Ils ne sont pas employés directement par Jacob’s, mais par l’agence Prime Time Recruitment, qui leur verse le salaire minimal de 6,50 livres de l’heure (8,20 euros), soit 2 livres de moins que les ouvriers permanents de l’entreprise pour les mêmes tâches. Au total, la biscuiterie Jacob’s de Liverpool-Aintree emploie 830 salariés permanents, auxquels s’ajoutent jusqu’à 250 ouvriers mis à disposition par l’agence. La période des fêtes de Noël et du Nouvel An, où les biscuits se vendent bien, est en principe faste. Mais Candice se rappelle avec horreur le mois de mars, où l’agence ne l’a pas appelée une seule fois. « Ça a été la période la plus noire depuis que j’ai commencé à travailler, à l’âge de 16 ans. Pas d’argent. Rien, articule-t-elle. J’ai dû donner mon collier et mes boucles d’oreille au mont-de-piété. Heureusement, j’ai pu les récupérer le mois suivant. »
Longtemps tolérés, les ZHC suscitent désormais la polémique. Pas une semaine sans que les médias ne relatent des situations abusives, des drames personnels et des contentieux. La presse a désigné McDonald’s comme le plus gros pourvoyeur de contrats sans garantie horaire (90 % de ses 83 000 employés au Royaume-Uni), et la chaîne de restauration rapide a été amenée à se justifier. « Nos employés cherchent la flexibilité », « Nous ne les convoquons pas par téléphone », indique le site britannique, qui assure simplement tenir compte des disponibilités exprimées par ses employés.
La presse a aussi révélé que près de 90 % des 23 000 employés de SportsDirect, une chaîne de magasins d’articles de sport, travaillaient sous ZHC, sans congés payés ni rémunération en cas de maladie. Une plainte pour discrimination salariale est en cours de la part d’une ancienne employée qui dit avoir dû quitter son emploi en raison de crises de panique liées à la précarité de ses horaires et de ses revenus. Inspirée par le livre de Florence Aubenas, journaliste au Monde, Le Quai de Ouistreham (L’Olivier, 2010), une pièce de théâtre mettant en scène la situation de travailleurs « jetables » a tenu l’affiche un mois à Londres, cet été.
« Dans les années 1930, mon grand-père se présentait chaque matin pour l’embauche sur les docks. Les patrons désignaient du doigt les ouvriers qu’ils sélectionnaient ; les autres repartaient penauds. Nous sommes revenus à cette époque », déplore Barry Kushner, le conseiller municipal travailliste de Liverpool, qui préside la commission spéciale mise en place par la ville pour lutter contre la précarité. Près de la moitié des offres d’emploi actuellement proposées dans la grande cité côtière le sont par des agences de recrutement, comme celle qui fournit à la biscuiterie Jacob’s une main-d’œuvre flexible et payée au smic, tels Candice et Michael Roberts. L’idée de M. Kushner est de rédiger une charte contenant des garanties minimales négociées entre syndicats et employeurs. Ces derniers s’engageraient à recourir en priorité à d’autres formes de flexibilité comme le travail à temps partiel ; ils seraient encouragés à fournir un minimum d’heures de travail programmées au moins une semaine à l’avance, après six mois de ZHC.
A terme, la municipalité exclurait des marchés publics toute entreprise qui ne se conformerait pas à cette charte. Mais les élus ont joué les arroseurs arrosés lorsqu’un blog d’opposants a révélé, en septembre, que la municipalité elle-même employait 442 précaires. Uniquement dans des secteurs acceptés par les syndicats, comme l’approvisionnement des événements spéciaux, se défend l’élu.
Désormais objets de scandale, les ZHC et autres contrats sans garantie d’horaire contribuent, en même temps, avec la montée en puissance du temps partiel et la flambée de l’autoentrepreneuriat (40 % des emplois créés depuis 2010, selon les travaillistes), à la baisse spectaculaire du taux de chômage (6,2 %, contre 10,3 % en France), dont David Cameron fait son principal argument de campagne. Ils illustrent la face sombre de la « vigoureuse reprise » que le premier ministre célèbre quotidiennement.
Prime gouvernementale
La reprise ? « Si c’était vrai, je n’en serais pas là », s’insurge Bill Jones, un père de famille de 42 ans qui, lui aussi, remplit des boîtes de biscuit et de crackers chez Jacob’s quand Prime Time l’appelle. « Mon contrat de travail est long comme ça et écrit en tout petit. » Et même s’il l’avait lu, en aurait-il compris les pièges ? Sur le papier, le document lui garantit sept heures de travail par semaine, à condition qu’il accepte n’importe quel job dans un rayon de 25 miles (40 km) autour de son domicile. A l’automne 2013, le travail manquait chez Jacob’s et l’agence lui a demandé de pointer chez Tangerine, une usine de confiserie située à Blackpool, à 80,5 km de chez lui, mais à 40 km… à vol d’oiseau. Le billet de train pour s’y rendre coûtait l’équivalent de trois heures de travail. Il a refusé, comme tous ceux à qui on l’a proposé.
Ces mois-là ont vraiment été à « zero hour » et zéro paie pour Bill Jones, qui, comme les autres salariés cités, préfère user d’un pseudonyme pour ne pas risquer de perdre son emploi. Il a sollicité l’aide d’un avocat militant pour obtenir le paiement des sept heures prétendument garanties par son contrat. La lettre adressée par le juriste à l’agence de placement est restée, selon lui, sans réponse. « J’ai laissé tomber », lâche Bill Jones. Il n’a jamais été payé des sept heures prétendument garanties.
En trois ans de ce régime, le quadragénaire aujourd’hui en révolte a appris que ni l’égalité salariale avec les ouvriers attachés à l’usine, ni les 25 heures hebdomadaires qu’on lui avait fait miroiter ne se concrétiseraient. Il a aussi découvert que les contrats comme le sien s’interrompaient régulièrement pour que l’agence en signe de nouveaux avec d’autres candidats à l’emploi, afin de percevoir la prime gouvernementale de 1 500 livres (près de 1 900 euros) versée pour l’embauche de chômeurs de longue durée. « Nous, les ouvriers employés par les agences, nous sommes comme les boîtes de gâteaux que j’emballe à l’usine : nous avançons sur un tapis roulant et, à un certain moment, nous tombons dans une caisse, pour laisser la place aux suivants », dit cet ancien chauffeur et disc-jockey au visage fatigué, qui porte un tee-shirt gris Armani impeccable. Sur l’écran plat resté allumé dans son living, Tom Cruise, imperturbable, joue Mission impossible.
Ce soir, Bill Jones embauchera dans l’équipe de 17 h 15, il le sait depuis une semaine. Mais pour celle d’hier, il n’a été prévenu que la veille. Et demain ? Ce week-end ? « J’attends que le téléphone sonne. Ils peuvent m’appeler une heure avant pour une équipe de 12 heures. Ils savent que j’habite à 10 minutes de l’usine à vélo. » Lui, qui ne peut « jamais rien prévoir », se trouve contraint d’anticiper Noël. Le souvenir de l’an dernier, où, faute de travail en automne, il n’a pu offrir de cadeaux à ses deux enfants, le poursuit. Cette année, il a commencé ses achats dès juin, « pour répartir le coût ». « Pour gagner un salaire décent, il faudrait faire six équipes par semaine. Je n’en fais que trois ou quatre. »
Sur qui compter pour se sortir de la nasse des « zero hour » ? Bill, électeur travailliste de toujours, a d’abord pensé aux syndicats. Mais il montre sa carte d’adhésion en faisant la grimace. « J’ai été les voir, mais j’ai arrêté de payer ma cotisation. Ils ne m’ont été d’aucun secours, car je n’appartiens pas au personnel permanent. Ils disent qu’il faut d’abord défendre le staff. Mais les ouvriers en place préfèrent faire embaucher leur fille ou leur nièce plutôt que nous. Ils nous considèrent comme des travailleurs de seconde zone. » Il a ensuite alerté son député, car il pense que l’agence de recrutement, qui reçoit de l’argent public pour l’embauche de chômeurs, devrait être encadrée. Il espère que l’action de la municipalité, la publicité donnée à la condition des travailleurs en « zero hour », permettra d’améliorer les choses. Les nombreux commentaires sur Facebook après un article publié par un quotidien local l’ont revigoré : « Beaucoup de gens cherchent aussi des heures et ne trouvent pas ça normal. »
Quant au bulletin de vote de Bill Jones aux prochaines élections, il aura, à l’entendre, une curieuse couleur : « Je suis pour un mélange entre le Labour et l’UKIP [Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni de Nigel Farage, xénophobe et antieuropéen]. Les deux ont de bonnes idées. Le Labour veut abolir la bedroom tax[instaurée en avril, elle consiste à réduire les allocations pour les locataires sociaux disposant d’une chambre « vide »]. Et l’UKIP veut que nous sortions de l’Europe pour que le pays soit plus fort. »L’Union européenne ? « Elle n’a rien fait pour empêcher les agences de recrutement de nous exploiter. » Quant au vote UKIP, « ce serait un bon coup de pied aux fesses des autres partis, des immigrés illégaux qui sont trop nombreux, et des Anglais qui partent faire le djihad ».
« Anglaise et blanche »
Sur la question de l’immigration, sa collègue Candice Roberts est intarissable. « Les Polonais et les Asiatiques, on leur donne plus d’heures qu’à nous. Je le sais : j’ai beaucoup d’amis asiatiques. Ils font 60 heures de travail par semaine quand j’en ai 40 », assure-t-elle. Dans ses explications sur les horaires de travail, le mot « work » revient souvent. Elle le prononce avec l’inimitable « r » guttural du « scouse », l’accent de Liverpool, qui évoque le « ch » allemand. « Si on donnait moins de travail aux étrangers, poursuit-elle, ils pourraient porter plainte pour discrimination. » Pour l’heure, c’est elle, Candice, née à Liverpool, qui se sent « discriminée ». « Parce que je suis anglaise et blanche, lance-t-elle. Et parce que je dis tout haut ce que je pense et demande pourquoi on n’a pas de travail. »Même à propos de l’agence qui l’emploie avec si peu de ménagement, elle a son idée : « Elle est tenue par des juifs », murmure-t-elle. Cela ne l’empêchera pas de voter « probablement » Labour, comme elle l’a toujours fait. A moins qu’elle n’« oublie » le jour du vote, comme lors des élections européennes. « Quelquefois, je pense que c’est une perte de temps et je m’en moque. »
« Jusqu’aux années 1980, les travailleurs exprimaient collectivement leur mécontentement : ils défilaient, se réunissaient. Dans une manifestation, il est difficile d’accuser son voisin de vous prendre votre travail. Aujourd’hui, ils souffrent dans la solitude, chez eux, et tendent à montrer du doigt l’étranger, l’immigré », commente Barry Kushner. La montée de la xénophobie dans les quartiers populaires commence à inquiéter vivement le Labour, surtout depuis que l’UKIP, le 9 octobre, a failli, lors d’une législative partielle, ravir un siège de député dans un fief du Parti travailliste, à Heywood and Middleton, en grande banlieue nord de Manchester.
Pour Barry Kushner, élu du quartier défavorisé de Norris Green (8 % de chômeurs et 45 % d’enfants en situation de pauvreté), dans le nord-est de Liverpool, où vivent bien des ouvriers de la biscuiterie Jacob’s, la question des zero hour contracts est le type même des dossiers difficiles que les politiques doivent saisir à bras-le-corps s’ils veulent rester crédibles. « Beaucoup de Polonais sont arrivés récemment dans le quartier. Les gens les accusent de leur prendre leur travail. J’essaie de garder le contact avec les uns et les autres, d’expliquer et de faire en sorte que les employeurs implantés à proximité recrutent dans le quartier. » La charte destinée à réguler les ZHC procède de la même idée : montrer aux gens que leurs préoccupations sont prises en compte et traitées, afin de contrer le discours de l’UKIP, qui accuse les grands partis d’ignorer les souffrances de leurs administrés.
Sur les quais de Liverpool
Le « coup » des immigrés qui prennent le travail des Anglais, on ne le fait pas à Peter Evans. Devant sa pinte de bière, dans un vieux pub du cœur de Liverpool aux boiseries chaleureuses, il raconte lui aussi sa vie de travailleur de la biscuiterie suspendu à la sonnerie du téléphone. Il aurait dû être au travail à l’heure de notre entretien. Mais on l’a « annulé » la veille. Il était dans le bus quand l’appel lui est parvenu. Pas la peine de venir demain. « Je ne souhaite à personne de vivre de cette façon. Cette incertitude permanente sur mon temps comme sur mes revenus affecte toute mon existence : je ne peux plus m’offrir grand-chose, je ne sors plus comme avant et je me sens stressé en permanence »,dit-il doucement en plantant ses yeux bleus tout ronds dans les vôtres. « Les politiciens n’ont aucune idée de ce que nous vivons. Westminster [le Parlement] est sur une autre planète, au cœur d’une capitale qui absorbe toute la richesse du pays. A Londres, les banques se portent bien. Mais les gens de la City ne se rendent pas compte qu’ici, dans le nord de l’Angleterre, on ne connaît pas la reprise économique. »
Pourtant, l’UKIP ne tente pas cet électeur du Labour qui, fait rare, se dit « socialiste » et refuse d’accuser les étrangers. « C’est trop facile et c’est faux. Sur les quais de Liverpool, des immigrés venus de tous les continents ont débarqué depuisdes siècles. Ils ont fait la fortune de cette ville et de ce pays. Pourquoi seraient-ils un problème aujourd’hui ? Le problème des zero hour contracts vient du gouvernement, pas des immigrés ! » Ancien infirmier licencié au moment de la crise financière, ce célibataire de 50 ans a dû accepter le contrat de l’agence Prime Time après avoir été indemnisé pendant dix-huit mois. « C’est un système idiot et fou. Si nous étions payés normalement, nous paierions des impôts et cela ferait tourner l’économie. »
La prolifération des emplois à bas salaire est telle que cette question commence à préoccuper économistes et fiscalistes, car les prévisions de recettes fiscales ne devraient pas être atteintes en 2014. « La croissance inattendue des bas salaires combinée à la reprise forte de l’emploi signifie qu’une proportion croissante des salaires va être exonérée d’impôt sur le revenu », indiquait, en septembre, le Bureau pour la responsabilité budgétaire, organisme public chargé d’analyser l’évolution des finances publiques. La reprise britannique au prix d’une prolifération d’emplois low cost permettant à peine de survivre est en cause. Le problème dépasse d’ailleurs largement les zero hour contracts : selon Andy Haldane, l’économiste en chef de la Banque d’Angleterre, les salaires réels (compte tenu de l’inflation) ont baissé globalement de 10 % depuis la crise de 2009. Le sujet sera l’un des plus controversés de la campagne pour les élections législatives de mai 2015.
Les rues piétonnes du centre-ville de Liverpool, vaste centre commercial alternant hard-discount et enseignes chics, forment un territoire dont Peter Evans se sent exclu, alors qu’il le connaît comme sa poche depuis l’enfance. « Les gens pourraient penser que j’ai beaucoup de temps libre. En réalité, je ne suis jamais libre. Je n’en ai pas les moyens et je suis toujours à la merci d’un appel. » Ses deux téléphones, son seul luxe, matérialisent sa volonté d’empêcher que ce travail haché et imprévisible ne détruise complètement sa vie personnelle. Quand une sonnerie classique retentit, ce sont ses amis ou sa famille. Sur le numéro connu de son employeur, il a enregistré la musique de « Z-cars », un feuilleton policier de la BBC des années 1960 et 1970 qui est toujours l’hymne de l’Everton Football Club de Liverpool, dont il est supporteur. « J’ai besoin de cette musique familière pour me détendre avant de répondre à ceux qui me convoquent au travail. »
Parfois, comme le jour de notre rencontre, l’ouvrier sous alarme permanente ose même un acte insensé : il « oublie » ce second téléphone, « pour sortir du harcèlement, profiter d’une journée normale, sentir sereinement le temps qui passe ». Un geste de défi pour préserver son ultime part de liberté.