Pour le chercheur à Sciences Po, Corentin Cohen, Boko Haram doit être analysé d’abord comme un mouvement plutôt qu’un groupe. Un mouvement qui s’inscrit dans une longue et complexe tradition de conflits et de violences dans la région du nord-est du Nigeria et des autres pays qui bordent le lac Tchad. Il répond aux questions de Thomas Laurent.

Dans votre étude, vous réfutez l’idée que Boko Haram est un « groupe » monolithique. Comment peut-on définir Boko Haram ?

Corentin Cohen Nous avons un imaginaire du djihadisme international et des groupes terroristes que nous projetons sur l’Afrique. Des lectures, qui sont plus des récits que des analyses, insistent sur l’islamisation du continent et le fanatisme religieux. Mais elles empêchent de voir qu’il n’y a pas de profils types des membres de Boko Haram et que les dynamiques de ce mouvement sont indissociables des enjeux politiques et sociaux locaux.

Boko Haram n’est pas un avatar de l’organisation Etat islamique (EI) en Afrique et encore moins un groupe homogène. Boko Haram est composé de plusieurs factions qui ne sont pas toutes sous un commandement unifié.

Leur présence et leur inscription sur le territoire varient complètement de la frontière du Niger et du Lac Tchad à la région de Gombe ou de l’Adamawa. Au-delà des demandes d’allégeance aux villages, il y a eu des ententes avec des chefs, des alliances, des demandes de tributs…

Pourtant, à travers leur propagande, notamment vidéo, Boko Haram semble dirigé par un homme seul, Abubakar Shekau…

« Jusqu’au début de l’année 2015, Shekau paraissait, au travers des vidéos de propagande, être le chef incontesté »

Boko Haram laisse une grande autonomie aux combattants. Quand le groupe contrôlait une large part du Borno, dans son « Etat islamique » les zones étaient administrées par des cheikh et leurs sous chefs (mus’r) ils avaient une grande autonomie vis-à-vis d’Abubakar Shekau et laissaient des groupes de trente ou quarante combattants très libres.

Jusqu’au début de l’année 2015, Shekau paraissait, au travers des vidéos de propagande, être le chef incontesté. Depuis cette date, plusieurs éléments laissent penser qu’il y aurait au moins deux ou trois factions au sein du groupe identifié comme Boko Haram, peut être plus. Du point de vue des vidéos, on a l’impression que le mouvement s’est un peu éclaté. Certaines factionsauraient notamment déclaré qu’elles continueraient la lutte contre l’État nigérian sans reconnaître l’autorité d’Abubakar Shekau.

Boko Haram serait donc davantage un mouvement qu’un groupe ?

Oui, Boko Haram est un attrape-tout de la violence. Le mouvement s’est formé par strates successives, hétéroclites et localisées.

A grands traits, c’est d’abord une petite secte en 2003 avec une adhésion par conviction, due au charisme de son leader Mohamed Yussuf. Ce noyau religieux de Boko Haram va profondément évoluer jusqu’à mi-2014, ou il ne recrute quasiment plus que par conscription.

Boko Haram : « Les ex-otages subissent une double peine »
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Entre-temps le mouvement a offert des opportunités à des jeunes qui rejetaient le mode de vie de leurs villages ou qui se sont rapprochés par rejet des nombreux abus de l’armée nigériane.

La différence historique avec d’autres insurrections dans la région est que même si ses moyens de communication sont limités, Boko Haram a su jouer de l’attention médiatique internationale depuis les enlèvements de Chibok.

Il a endossé de manière opportune les codes et références du djihadisme international pour prendre une visibilité mondiale.

Vous présentez Boko Haram comme un catalyseur des tensions sociales, économiques, communautaires et religieuses préexistantes. Comment Boko Haram a t’il pu recouvrir des enjeux aussi hétéroclites ?

« Au-delà des discours religieux, l’insurrection a offert des chemins de vie et des solutions pratiques à des individus. Elle a comblé un vide là où l’État est inexistant, quand il n’est pas destructeur »

En fait, Boko Haram émerge de nombre de problèmes sociaux largement politisés mais restés sans réponse de la part de l’État et de la classe politique nigériane.

Au-delà des discours religieux, l’insurrection a offert des chemins de vie et des solutions pratiques à des individus. Elle a comblé un vide là où l’Etat est inexistant, quand il n’est pas destructeur ou que ses représentants se livrent à du clientélisme.

Le discours et les prêches de Yusuf, puis le mouvement organisé par Abubakar Shekau après le massacre des membres de la secte par l’armée en 2009, catalysent différentes tensions.

Ils ont pu s’appuyer sur des sentiments d’échec individuels et de non-intégration, sur le rejet de la classe politique, ou encore le constat que la démocratisation amorcée en 1999 n’avait pas amélioré la situation économique de la population. Parmi les membres du mouvement, il n’y a pas de profil économique qui serait le même, ni de facteur ethnique systématique.

En plus de ces aspects sociaux, il y a chez les premiers sympathisants un sentiment d’injustice, d’être persécuté par une armée au-dessus de tout, de ne pouvoir avoir un lieu de culte ou d’être empêché de vivre selon ce qu’ils considéreraient comme le vrai Islam. Les prêches radicaux nourrissent le sentiment que depuis 2001 le monde est en guerre contre l’Islam et que les musulmans du Nigeria et du monde entier sont opprimés.

L’exécution extrajudiciaire de Yusuf en 2009 fut un tournant dans le conflit…

Oui, la répression de 2009 qui a suivi a poussé les survivants à entrer dans une guerre totale contre l’État nigérian. Ils ont formé des cellules dans toute la région en cherchant à recruter localement, y compris dans des courants religieux qui n’étaient pas violents.

En parallèle, ils ont articulé l’insurrection autour de discours religieux qui proposent des solutions pratiques qui répondent à nombre d’impasses sociales. Ils ont attisé les tensions préexistantes entre communautés, notamment religieuses, se sont servis des compétences des coupeurs de route et ex-rebelles de la région, et ont offert à des jeunes des opportunités et des revenus inespérés. Dans les années suivantes le conflit a donc pris une autonomie par rapport à ses causes initiales.

Comment expliquer que Boko Haram ne soit vu qu’à l’aune du djihadisme international ?

Nous faisons une lecture très idéologisée de Boko Haram, chose d’autant plus forte depuis qu’il a prêté allégeance à l’EI en mars 2015. La construction d’un tel récit s’explique en deux points :

  • Premièrement, les discours des gouvernements locaux qui tendent à présenter Boko Haram comme une menace extérieure. C’est autant le cas à Abuja qu’à Yaoundé ou N'Djamena ou cette interprétation se lie parfois a des théories du complot international pour déstabiliser le pays. Cela permet aux dirigeants politiques de se déresponsabiliser et de légitimer la répression tout en appelant à l’aide.
  • Deuxièmement, ce récit est largement relayé par toute une série d’analystes qui font l’économie du terrain et présentent Boko Haram comme un nouvel avatar de l’EI au Nigeria. L’accès au terrain étant difficile dans les zones où Boko Haram était présent, les journalistes et les chercheurs ont très rarement l’occasion de vérifier directement une information. Dans cette région historiquement délaissée par les gouvernements et les organisations internationales, nous avons l’impression de découvrir cette violence et des problèmes sociaux fondamentaux alors qu’ils existent depuis longtemps.

Le mouvement Boko Haram cacherait en fait des conflits bien plus anciens ?

« Il y a des dynamiques locales qui nous échappent complètement à cause de ce regard qui tend à réduire Boko Haram à une organisation purement religieuse »

Les gouvernements, mais aussi les populations, ont très bien compris les avantages de ce récit idéologisé. Tout acte criminel dans la région va être attribué à Boko Haram qui est utilisé comme un enjeu local, pour avoir plus de protection de l’armée, plus d’aide internationale, renforcer des gouvernements dont les politiques sont au moins discutables.

Lors de certaines attaques attribuées à Boko Haram, on se rend compte que c’est telle famille qui a été visée, tel groupe de commerçants, tel groupe ethnique… Il y a des dynamiques locales qui nous échappent complètement à cause de ce regard qui tend à réduire Boko Haram à une organisation purement religieuse.

Depuis l’allégeance de Boko Haram à l’EI en mars 2015, quels sont les liens effectifs entre ces deux organisations ?

Déjà, selon nos codes occidentaux, allégeance signifie filiation et on s’imagine donc que Boko Haram a été hiérarchisé et organisé par l’EI.

Dans les faits, ces liens semblent ténus. Lorsque l’on regarde les différents canaux d’information de l’EI, les vidéos de Boko Haram sont toujours rapportées avec beaucoup de retard. Si l’on regarde ses bulletins militaires, il n’est jamais fait mention des actions de Boko Haram.

Les tentatives d’alignement opérationnel des deux groupes ne sont pas probantes même s’il ne faut pas exclure que certains individus puissent avoir des liens et qu’il y ait des transmissions de savoir faire. Cette allégeance sert surtout à étendre la réputation de Boko Haram.

Est-ce qu’il y a concrètement des combattants étrangers dans les rangs de Boko Haram ?

Les frontières de cette région sont très poreuses et l’ont toujours été. C’est aussi une zone d’intense circulation. Qu’il y ait, au sein de Boko Haram des Camerounais, des Nigériens et des Tchadiens, cela est normal.

Localement, il y a énormément de rumeurs qui faisaient état de Libyens, de Maliens, de Soudanais ou encore de Somaliens dans les rangs de Boko Haram. Mais concrètement, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui en ait vu, en tout cas jusqu’à la mi 2015.

A l’inverse, il y a très peu de Nigérians par exemple qui se battent en Syrie. Rien n’est figé et il est possible que l’affiliation médiatique à l’EI crée des liens effectifs mais compte tenu de la situation actuelle de l’insurrection, cela me semble difficile.

Dans votre étude, vous constatez finalement que la véritable similitude entre Boko Haram et l’EI se situe dans le mode de communication…

Boko Haram a largement puisé dans le mode de communication de l’EI pour alimenter sa propagande. Au départ, les vidéos du groupe se résumaient à des prêches traditionnels et s’inspiraient d’Al-Qaida.

« Concrètement, je pense que Boko Haram, comme il a déjà fait plusieurs dans son histoire, est en période de repli »

Mais à partir de 2013-2014, on commence à voir les codes visuels de l’EI avec une esthétique du gore qui vise à terrifier sur le champ de bataille avec des vidéos d’exécutions ou de combat que le groupe ne faisait pas auparavant. C’est un outil de guerre psychologique qui tend aussi à montrer Boko Haram comme une organisation de djihadisme international.

Il est aussi vrai que ce mode de communication créé des connexions. J’ai observé sur des réseaux sociaux des sympathisants de l’EI manifester une sympathie à Boko Haram et leur combat en assimilant les deux.

En décembre 2015 Mohammed Buhari, le président nigérian, a annoncé que Boko Haram était techniquement battu…

La déclaration du président répondait avant tout à sa propre promesse électorale qui était que Boko Haram serait détruit avant la fin de l’année 2015.

Concrètement, je pense que Boko Haram, comme il a déjà fait plusieurs dans son histoire, est en période de repli. Il n’a effectivement plus le contrôle des local governements qui composaient son territoire mais c’est surtout une transformation militaire. Le manque d’information nous empêche de constater son état véritable.

On ne sait même pas si Abubakar Shekhau est encore vivant, sachant qu’il a été donné pour mort à de nombreuses reprises. Dans les faits il y a toujours des attaques quotidiennement et une forte présence dans le Borno, les monts Mandara, autour du Lac Tchad. Sans parler des territoires des Etats de Yobe, Gombe, Taraba et Kogi au Nigeria ou on ne sait pas exactement ce qu’il se passe.

L’approche uniquement militaire pour lutter contre Boko Haram ne serait donc pas adaptée ?

Ceux qui disent que le conflit est gagné se trompent. Comment va être reconstruite la société ? Le pouvoir de nuisance de Boko Haram est toujours fort. Des villages entiers ont été rasés, toute l’économie de la région a été bouleversée par le conflit, les chaînes de valeurs ont été modifiées, les hiérarchies sociales redéfinies.

Une partie des marchés de la région sont toujours fermé ce qui paralyse l’activité. Il y a des tensions entre les 2,5 millions de réfugiés et déplacés et les communautés d’accueil qui ont supporté la majeure partie de l’effort de solidarité, notamment du fait des attributions de terre arbitraires par les chefs locaux. Une grande partie de la population a tout perdu et n’a pas de quoi retourner dans son village d’origine ou le reconstruire.

Il y a quelques semaines des jeunes camerounais ont brûlé une sous-préfecture pour manifester leur exaspération face aux abus des autorités. La réponse uniquement sécuritaire a déjà failli par le passé et elle faillira encore si on ne voit pas qu’au delà des racines du conflit, un effort considérable est nécessaire, sachant que le plan pour le nord du Nigéria de Mohammed Buhari est fortement compromis par la chute des prix du pétrole.

Boko Haram : Info et intox
Durée : 05:12

Corentin Cohen est doctorant en sciences politiques et relations internationales à Sciences Po Paris - CERI. Il a publié sous le titre « Boko Haram, l’impossible sociologie politique d’un groupe armé. Un catalyseur de la violence armée régionale », dans le numéro 255 de la revue Afrique contemporaine, intitulé : « Comprendre Boko Haram » (coordinateur Nicolas Courtin, rédacteur en chef adjoint).

Thomas Laurent est diplômé du Master CIAMO (Coopération internationale Afrique Moyen-Orient) de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et contributeur pour le site Vice News.