Chloé De Bacco, victime de l'attaque du Bataclan, en séance d’ergothérapie à Paris. | BRUNO FERT / PICTURETANK POUR LE MONDE

La semaine s’annonçait sous les meilleurs auspices. Chloé De Bacco avait enfin reçu l’autorisation de prendre légèrement appui sur sa jambe droite. Puis, mardi 22 mars, le cauchemar a recommencé. Dans la chambre de l’hôpital parisien qu’elle n’a guère quittée que pour quelques permissions depuis qu’elle a frôlé la mort au Bataclan, le 13 novembre 2015, la monteuse vidéo de 29 ans a appris la nouvelle des attentats de Bruxelles « en direct sur France Inter ».

Elle n’a pas lâché son smartphone de la journée pour suivre l’évolution de la situation. Même pendant les séances d’ergothérapie et de kinésithérapie… « Bien sûr, des images et des sensations revenaient, raconte-t-elle, mais j’étais surtout bouleversée à l’idée que d’autres gens aient à traverser ce que je traverse, qu’ils soient marqués dans leur chair et dans leur tête, et que leur vie en soit modifiée à tout jamais. »

L’arrestation de Salah Abdeslam, trois jours plus tôt, avait déjà ébranlé la jeune femme. Comme nombre de survivants des attaques du 13 novembre, Chloé cherche vainement à comprendre « comment et pourquoi, on en est arrivé là ». L’interpellation d’un des auteurs présumés, « vivant », a suscité l’espoir d’obtenir des réponses. Mais le terroriste n’a pas énoncé le moindre remord, et il refuse désormais de s’exprimer.

Ce face à face virtuel avec Daech remplit Chloé d’effroi : « Il ne s’agit plus seulement d’ombres entrevues dans le noir d’une salle de spectacle qui m’ont tiré dessus avant d’être abattus ou de se faire exploser, frissonne-t-elle. Salah Abdeslam est un des visages de Daech. Et ces hommes ont des visages ordinaires. Cela signifie qu’ils peuvent être partout, frapper n’importe quand, avec la même haine aveugle. Et l’idée que leurs attaques puissent devenir banales et quotidiennes m’est insupportable. »

« Comme un vieux couple… »

Avec son amie Fanny Minot, 29 ans, intermittente du spectacle – qui travaillait comme elle régulièrement pour Le Petit Journal de Canal+ –, elle dansait dans la fosse, pendant le concert des Eagles of Death Metal, quand les terroristes sont entrés. Presque immédiatement, Chloé s’est sentie « anesthésiée ». Sérieusement touchée, elle a « fait la morte ».

Quand les policiers l’ont évacuée avant l’assaut final, elle a aperçu le corps sans vie de son amie, à quelques mètres. Sur le mur de sa chambre d’hôpital, elle a épinglé des photographies d’elle. « Fanny et moi étions célibataires, assez proches pour se faire des soirées télé sur le canapé, avec les cheveux gras, en mangeant une pizza, sourit Chloé. Comme un vieux couple… Sa mort m’a traumatisée bien plus que mes blessures. Je ne culpabilise pas d’avoir survécu, je voudrais simplement qu’on soit encore là toutes les deux. »

Une balle a brisé l’humérus droit de Chloé. Elle lui a sectionné un nerf, en a endommagé deux autres, et a perforé une artère. Sa main est paralysée dans la position des serres d’un oiseau. Une autre balle lui a cassé le fémur droit. On lui a « réparé à l’aide d’un grand clou ». « Je suis devenue un peu bionique, tente de plaisanter la jeune femme. J’ai aussi une plaque dans le bras et des éclats de balle dans le corps qui émergent au fur et à mesure. » Il est encore trop tôt pour se prononcer sur l’étendue des séquelles. « Entre les murs d’un hôpital, le mot patient prend tout son sens, dit-elle. La rééducation, c’est mon nouveau job à plein temps. » Un job qui va durer quelques années.

Jusqu’à la tragique semaine qui a secoué la Belgique, Chloé allait de l’avant. Aux curieux qui lui demandaient comment elle s’était retrouvée en fauteuil roulant, elle répondait : « J’ai eu un accident de concert. » Début mars, elle est allée voir, au studio 105 de la Maison de la radio, le groupe de rock britannique Fat White Family. « Une petite salle, idéale pour reprendre », disait-elle en ondulant du buste pour mimer comment, même handicapée par ses blessures, elle avait dansé. Le rock est indissociable de sa vie. C’est un legs paternel. Blondie, les Stones, les Stray Cats berçaient les trajets familiaux en voiture lorsque Chloé était enfant. La semaine du 13 novembre 2015, la Niçoise avait des concerts prévus « un soir sur deux ». Et elle appréciait le style « généreux, déglingué et rigolard » des Eagles of Death Metal.

Un coquelicot, symbole de la consolation

Elle ne se reconnaît cependant pas dans le terme de « génération Bataclan ». « Il ne signifie rien, estime-t-elle. Le plus jeune membre du public était un petit garçon de 5 ans qui a perdu [sa mère et sa grand-mère] et le plus vieux avait 70 ans. Tous les âges et tous les milieux étaient représentés, et on aimait tous rire, danser et boire des bières. Pourquoi vouloir regrouper sous cette appellation des individus si différents ? »

Chloé la rockeuse a quatre tatouages. « Le premier remonte à mes 18 ans, et chacun d’entre eux représente une période bien précise de ma vie », explique-t-elle. Le dernier date de l’été 2014. Sur ses côtes, à l’époque, elle avait fait « encrer » un cœur prisonnier d’une cage. « Pour exorciser les problèmes cardiaques qu’a connus un membre de ma famille. » Le 30 avril, elle se fera tatouer un coquelicot sur l’avant-bras gauche. « Cette fleur symbolise la consolation », explique-t-elle. Elle le veut gravé sur sa peau en mémoire de Fanny, et en l’honneur de cette vie qu’on lui a laissée et qu’elle doit continuer sans son amie. « C’est aussi une façon de me réapproprier mon corps, dont les cicatrices et les fractures me donnent le sentiment qu’il ne m’appartient plus », ajoute Chloé.

Les Eagles of Death Metal ne la feront plus danser. « Chaque fois que je les ai vus, c’était avec Fanny. Je ne pourrai plus écouter leur musique sans elle. » Le groupe américain appartient désormais, pour elle, au temps de l’innocence perdue. Une époque qu’elle désigne pudiquement comme « avant ».