Les objets de décor sont modélisés en 3D puis intégrés dans l'environnement réel grâce à des lunettes de réalité augmentée. | W.A.

« Si je rencontrais mon moi de six ans, et que je lui disais que je travaille sur des lunettes qui mettent du jeu vidéo dans la pièce et des hologrammes dans mon canapé, je m’auto-kifferais ! » Martial Bossard a les cheveux longs qui grisonnent, mais un grand sourire enfantin. Le responsable en chef de la programmation d’Asobo, un studio de jeu vidéo bordelais, vient de cosigner deux des trois jeux vidéo disponibles sur le kit de développement HoloLens, les lunettes de réalité augmentée de Microsoft, dont la distribution aux professionnels a débuté le 1er avril en Amérique du Nord.

« Le fantasme de l’intégration dans le réel »

Fragments, le premier, prend la forme d’une enquête policière à la mode de la série télévisée des Experts, mais dont tous les personnages évoluent en temps réel dans la pièce où se trouve le joueur. Le second, Young Conker, suit les acrobaties d’un petit écureuil insolent bien décidé à transformer votre intérieur en parcours d’acrobranche.

« Le but pour nous était vraiment de travailler autour de l’idée du chez soi. C’est ce qui sert d’environnement. On peut voir les tirs dans les murs, et grâce aux lunettes, les impacts sur les murs. C’est le fantasme de l’intégration dans le réel – alors qu’en fait, le mur est intact », explique Sébastien Renard, narrative designer sur Fragments.

Microsoft HoloLens: Fragments
Durée : 02:29

Annoncé au printemps 2015, puis présenté dans la foulée à l’E3, le salon international du jeu vidéo, le casque de réalité augmentée HoloLens repose sur deux étroits écrans incrustés dans un foyer optique : ce sont eux qui surexposent des images holographiques à la réalité. « La plupart des gens restent immobiles. La magie commence quand ils se mettent à bouger », sourit Kevin Choteau, concepteur de jeu.

Quelle que soit la position du joueur, l’hologramme est toujours visible, l’utilisateur peut tourner autour de lui et l’observer sous tous les angles – à défaut de pouvoir le toucher. A noter que, pour des raisons contractuelles (ses prototypes sont soumis à une clause de confidentialité), Asobo n’a pas pu être en mesure de faire essayer ses jeux au Monde.

S’adapter à toutes les pièces

En possession de prototypes depuis 2012, les équipes d’Asobo ont rencontré des obstacles inédits lors du développement de leurs jeux. Contrairement à un jeu vidéo classique, les développeurs n’ont pas le contrôle de l’environnement. « La pièce du joueur, on ne sait pas à quoi elle va ressembler et il va falloir s’y adapter. Mais on ne peut pas tester toutes les chambres », pointe Sebastian Wloch, cofondateur et directeur technique du studio. Avant toute session de jeu, le casque HoloLens scanne donc en profondeur l’environnement et le restitue en 3D.

Avant le lancement d'une partie, la machine scanne la pièce et la "mappe", la modélise en trois dimensions. | W.A.

A charge ensuite aux personnages et aux objets de s’incruster naturellement dans le « playfield », l’espace de jeu, ce qui ne va pas non plus sans poser problème. « Une bibliothèque, par exemple, ça ne se place pas n’importe où. Selon l’agencement de chacun, l’espace disponible n’est pas le même, donc on a conçu plusieurs bibliothèques qui s’adaptent en fonction de l’intérieur », détaille Olivier Ponsonnet, directeur artistique.

Ici, des algorithmes du jeu se chargent du « solving », l’opération qui consiste à trouver la position la plus pertinente pour y placer objets et personnages. « Si les héros participent à une réunion, il faut qu’ils prennent place tout autour de la pièce, l’un sur le canapé, l’autre sur une chaise, un troisième debout contre un mur… S’ils sont tous dans un coin, ça ne va pas », souligne Martial Bossard. « Avant, on jaugeait un jeu sur sa fluidité, là ce sera sur son intégration au monde », résume David Dedeine, cofondateur du studio.

« Beaucoup plus dur de duper le cerveau »

Dans Fragments, qui met en scène des hologrammes humains, le studio bordelais a également été confronté au problème de « l’uncanny valley », la vallée dérangeante, ce sentiment de malaise généré par un androïde tellement confondant de réalisme que le cerveau se focalise sur les détails qui clochent, et les signes de non-humanité.

« C’est la première fois en tant que développeur qu’on évalue autant un personnage de jeu comme un humain. Est-ce sa manière de cligner des yeux ? De pencher la tête ? Son temps de réaction ? Tout ça est pris en considération à un niveau inédit, détaille David Dedeine. C’est encore pire que dans un monde virtuel. Dans le virtuel, le cerveau accepte des règles absurdes, on n’est pas choqué de rencontrer 150 fois le même blond avec sa kalash, mais il est beaucoup plus dur de duper le cerveau dans un contexte réaliste. »

Les personnages de "Fragments" sont programmés pour investir la pièce du joueur de manière crédible. | Microsoft

Ancien partenaire privilégié des studios Pixar pour les adaptations de leurs longs-métrages en jeux vidéo (Ratatouille, Wall-E, Toy Story 3), Asobo a gagné la confiance de Microsoft à l’occasion du développement sur Kinect, une caméra à reconnaissance de mouvements, du jeu Kinect Héros - Une aventure Disney-Pixar (2012), dans laquelle les gestes du joueur sont intégrés en temps réel et adaptés aux squelettes très particuliers des héros du jeu, comme le corps désarticulé de Woody ou la carcasse des voitures de Cars.

La principale fierté de l’équipe réside dans les poses des personnages de Fragments, qui s’appuient volontiers contre les murs – réels – de la pièce du joueur, le suivent du regard, s’adressent à lui sans contorsions absurdes, promettent-ils. « Techniquement, il y avait quelque chose de similaire sur Kinect, explique Martial Bossard. Il y avait aussi des contraintes du même genre sur les personnages Pixar : comment faire pour les agiter en suivant les mouvements du joueur, tout en respectant la caractérisation du personnage ? Woody devait rester tout mou, Buzz l’éclair en plastique, et là aussi, il faut garder la cohérence du personnage »

« Une technologie à un jeune stade »

L’entreprise bordelaise reconnaît avoir parfois dû composer avec les contraintes imposées par HoloLens, comme l’interdiction d’utiliser une manette pour ces deux jeux de démo. « On vise avec les yeux et on valide avec les yeux, les gens ne sont pas forcément éduqués à ça – personne ne l’est », prévient Kevin Choteau.

Le jeu Young Conker se passe quant à lui de toute fonction de saut, une excentricité inattendue pour un jeu de plateforme. « A la place, on utilise surtout des éjecteurs ; ça nous permet d’avoir la main sur la distance et le lieu d’atterrissage, sans avoir besoin d’une animation du personnage qui s’accrocherait », explique Patrice Cassignard, chef de projet sur Young Conker.

Microsoft HoloLens: Young Conker
Durée : 02:10

Quant à l’intégration des hologrammes dans le décor, elle doit parfois composer avec des pièces pas toujours droites. « Si on se rapproche [des personnages de Fragments adossés au mur], on peut peut-être voir qu’il y a un écart de trois centimètres entre le pied et le mur, prévient Martial Brossard. Mais c’est tellement cool de voir une intelligence artificielle s’appuyer contre le mur, alors, qu’importe ? »

Le développement de jeux holographiques n’en est qu’à ses débuts. De nombreux genres se prêtent à être revisités en réalité augmentée : des jeux de course façon Micro Machines, sur la table du salon, des jeux d’échecs ou de stratégie qui prendraient forme à la manière de la partie d’échecs visible dans Star Wars, ou encore une partie de football dans laquelle le joueur serait désormais libre de porter son regard où il veut, comme au stade, plutôt que de suivre le ballon et la caméra, comme à la télévision.

Starwars 3D Chess Scene - claymation use (1977)
Durée : 00:48

HoloLens n’a pas encore de date de commercialisation arrêtée, Microsoft s’orientant vers un lancement progressif, d’abord auprès des professionnels, avant d’envisager sa diffusion auprès du grand public. « Une pure plateforme de jeu ne débute pas à 3 000 dollars [le prix du kit de développement], rappelle à Venture Beat Phil Spencer, le responsable de la gamme Xbox de Microsoft. Il s’agit d’une technologie à un jeune stade. La réalité augmentée et les hologrammes deviendront des plateformes de jeu. C’est juste encore trop tôt. »