Bizarrement, la reconversion professionnelle ne s’envisage qu’à sens unique. Telle que nous la concevons aujourd’hui, notamment au travers des pages de magazines, il s’agit toujours d’un récit mythologique rousseauiste mettant en scène un salarié au bord du burn-out qui retrouve soudain goût à la vie en partant faire du fromage de chèvre dans les Cévennes (ou de la confiture de châtaigne bio en ­Lozère). Par un salutaire réflexe de survie, celui-ci s’arrache à sa condition d’individu artificiel pour reprendre contact avec la nature, les vraies valeurs, le rythme pluriséculaire que ­nécessite la ­maturation des choses.

J.-P. Minh-Duy Po

Malgré leurs petites variations, ces histoires se fondent toutes sur un présupposé central  : celui du caractère prétendument corrupteur de la vie de bureau. L’entreprise n’y est envisagée que sous l’angle du renoncement à soi et de l’avachissement moral. La moquette trop épaisse dans laquelle on s’enfonce comme dans des sables mouvants, le palmier aguicheur s’agitant en fond d’écran pour mieux faire croire que c’est tous les jours vendredi et les réunions soporifiques qui émoussent nos capacités d’attention, tout cela contribuerait à nous ­dépouiller de notre authenticité.

Pour ne pas subir la vie de bureau comme une perte de soi ­fatale, il est donc important d’imaginer la possibilité inverse. Soit l’histoire, caricaturale elle aussi, de quelqu’un qui gérait ­péniblement des chambres d’hôtes dans l’arrière-pays niçois et s’est soudain senti revivre en devenant contrôleur de gestion dans un grand groupe international. N’en pouvant plus d’accueillir des touristes imbuvables auxquels il faut sans cesse ­rejouer la comédie du bonheur rural, irrité par un voisin à béret répandant des produits phytosanitaires dans son champ de ­lavande, excédé par ses journées passées à repeindre les ­volets de son vieux mas attaqués par les ­intempéries, ce reconverti d’un nouveau genre aurait finalement retrouvé le sourire en goûtant à nouveau aux petits riens de la vie en entreprise.

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Loin des chants de cigales hystériques, il aurait pu enfin noyer son ego dévorant dans le silence apaisant de son espace de travail climatisé, aussi rassurant qu’un tableau ­Excel. Après s’être longtemps gelé les fesses sur des bancs de pierre humides, notre reconverti reconnaissant apprécierait à sa juste ­valeur l’assise moelleuse d’un fauteuil à roulettes. Quant à la réunion hebdomadaire, elle lui apparaîtrait comme incroyablement constructive au regard de ce dialogue monosylla­bique entretenu jusqu’alors avec un quatuor de poulets fermiers faméliques.

Le soir venu, dans les bureaux déserts, notre reconverti se mettrait à caresser son carnet de tickets resto comme un condensé de promesses affolantes enfin à portée de main   : navarin d’agneau fumant, escalope milanaise, gratin de ­pâtes croustillant, macédoine à volonté, crème caramel, ­salade de fruits…

L’abondance de la cantine tendrait enfin ses bras lestés à notre ancien Robinson des Alpilles. Enfouie dans son veston comme un trésor inestimable, la dosette de café que notre homme nouveau garderait auprès de son cœur ragaillardi – susurrant à lui-même cette vérité – néomaurrassienne  : l’open space ne ment pas.