De gauche à droite : Mohamad 23 ans, Abdalrahman 20 ans, Ahmad 47 ans, Abdulhakim 1 an et demi, Khaoulah 43 ans, et Nour 17 ans. Saint Etienne, 27 avril 2016. | HUGO RIBES / ITEM POUR "LE MONDE"

Qu’est-ce qu’une vie normale ? Qu’est-ce que l’ordinaire ? En 2016, en France, c’est peut-être voir pleurer son bébé de 20 mois parce qu’on a refusé de le laisser jouer avec son téléphone portable. Quelques mois plus tôt, en Syrie, c’était voir hurler le même bébé, effrayé par les bombardements qui faisaient chaque jour trembler la maison. Hakim est né à Hama, près de Homs, durant l’été 2014. Avant son arrivée à Saint-Etienne, le 30 janvier, avec sa mère et sa sœur, il n’avait jamais connu le calme : « Il pleurait tout le temps. Depuis que nous sommes en France, il est guéri, sourit Khawla, sa maman, un lourd foulard vert autour du visage. Il s’est remis à jouer comme un enfant normal. Jusqu’ici, il n’avait jamais joué dehors. »

La bouille d’Hakim, on l’avait découverte en photo, le 8 octobre 2015, sur le smartphone de ses grands frères que l’on suivait à bord du TGV roulant vers cette ville de la Loire, hôte de leur nouvelle vie. Ils témoignaient alors sous pseudonyme pour protéger leur famille sur place. Abderrahmane, 19 ans, Muhammad, 23 ans, et leur père Ahmad, 45 ans - leurs vrais prénoms -, évoquaient alors, la mort dans l’âme, ce bébé laissé en Syrie avec sa sœur et sa mère pour tenter de rejoindre l’Europe et d’y inventer pour toute la famille une vie en paix. « Il nous fallait chercher un meilleur avenir », résume Ahmad. Les trois hommes avaient décidé seuls que la route était trop risquée pour Hakim et les femmes. Prévenue deux jours seulement avant leur départ, Khawla avait fini par acquiescer. « J’ai préféré que les grands partent vite, car c’est pour eux que c’était le plus dangereux là-bas », explique-t-elle aujourd’hui, fermant les yeux comme pour chasser le souvenir terrible du moment du départ. « Ils risquaient de se faire enrôler de force dans l’armée de Bachar ». Sa fille, Nour, 16 ans, n’avait pas pu retenir ses larmes : « Je ne savais pas si j’allais les revoir. »

Au terme d’un éprouvant voyage, les hommes sont arrivés en Allemagne. Là ils ont accepté la proposition de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) venu chercher des migrants « en besoin manifeste de protection » pour les amener en France. Ils sont ainsi devenus ce que dans le jargon de l’administration on appelle des « Merkel » : à ce jour, 483 réfugiés accueillis pour répondre à l’appel à l’aide de la chancelière allemande, confrontée en septembre aux arrivées massives de migrants syriens et irakiens. Ceux-là bénéficient d’un dispositif exceptionnel, sorte d’accueil première classe, censé durer six mois, et destiné à ce qu’ils acquièrent rapidement l’autonomie nécessaire à leur intégration dans la société française.

Quatre mois de séparation

Ce 8 octobre, statut de réfugié en poche, les trois hommes avaient donc pris le train et découvert le F4 mis à leur disposition à Saint-Etienne, grâce à la mobilisation de la ville, des bailleurs, des services de l’Etat et de l’association Entraide Pierre Valdo, rompue à l’accueil des réfugiés et demandeurs d’asile. Ils n’en revenaient pas de cet accueil, et ne cessaient de professer des « merci ». « Nous vous sommes tellement reconnaissants, disait Ahmad à tous les officiels croisés ce jour-là. Mais je vous en prie, suppliait-il, faites venir notre famille dès que possible. »

La France avait promis de faire de son mieux pour faciliter la « réunification familiale ». Elle a tenu sa promesse. Quatre mois après le départ des hommes, Khawla, Nour et Hakim ont quitté la Syrie, gagnant le Liban en voiture. Là, ils ont attendu des visas, qui sont arrivés au bout de deux mois. « Au moment où je perdais espoir, confie Khawla. Quand je pensais devoir repartir en arrière. » Ils ont rejoint la Turquie, d’où ils se sont envolés à leurs frais pour la France, fin janvier. Ahmad, Muhammad et Abderrahmane les ont accueillis à l’aéroport de Saint-Etienne, « apaisés, souffle Ahmad. On était si inquiets ». Et émus : comme le petit Hakim avait changé…

Et la vie à six a enfin repris, dans le F4 de Saint-Etienne. L’appartement est aujourd’hui meublé sobrement. Grâce à l’aide d’Emmaüs, des canapés de seconde main ont pris place dans le salon ainsi qu’un écran cathodique relié à une parabole.

Six mois après l’emménagement d’Ahmad et ses fils, ce n’est cependant toujours pas leur nom, mais celui de l’association Entraide Pierre Valdo qu’on lit sur l’interphone. Le bail devait initialement leur être confié plus tôt. « On le mettra à leur nom dès que madame aura son titre de séjour, ce qui devrait intervenir rapidement », promet Didier Couteaud, directeur départemental de la cohésion sociale, en charge de superviser l’accueil des réfugiés dans la Loire. Le ménage pourra alors percevoir le RSA en tant que famille et des aides au logement pour payer le loyer. Il n’y aura plus d’intermédiaire entre la famille et le bailleur.

Un pas vers cette autonomie qui était l’objectif numéro un du dispositif. Lequel prévoyait aussi qu’en six mois, les trois hommes se débrouillent en français, qu’Ahmad soit en voie d’insertion professionnelle et que Muhammad et Abderrahmane aient repris leurs études. Qu’en est-il aujourd’hui ? Les trois hommes ont officiellement obtenu, en tant que réfugiés, leur carte de résident de 10 ans. Leurs droits sociaux ont été activés plus vite qu’espérés : CMU, RSA, inscription à la mission locale pour les fils, pour Ahmad, à Pôle emploi.

Difficile apprentissage du français

« Mais, clairement, au niveau de l’acquisition du français, on a pris un peu de retard », concède Didier Couteaud, qui prévoit de réadapter le dispositif avec des cours supplémentaires. La barrière de la langue reste un frein majeur à l’insertion. Malgré 200 heures de cours dans le cadre du contrat d’accueil et d’intégration, Ahmad, qui a quitté l’école à 14 ans en Syrie, ne maîtrise encore que des notions simples : bonjour, merci, au revoir. « Je ne pensais pas que ça serait si dur, confie-t-il, en arabe, un peu dépité. Comment voulez-vous que je travaille si je ne parle pas français ? », dit l’ancien chauffeur routier. « C’est terriblement frustrant de ne pas pouvoir communiquer, ajoute Khawla. Faire connaissance avec les voisins, se faire des amis. »

Il est 17 heures. Nour rentre du lycée, un gros bonnet enfoncé sur la tête, cachant tous ses cheveux. Arrivée fin janvier, elle est scolarisée depuis mars. Elle confie se sentir un peu seule. Et désorientée : pour la première fois de sa vie, sa classe est mixte ; et pour la première fois depuis six ans, elle a dû retirer son voile et laisser, en classe, ses cheveux noirs à la vue de tous. « C’est comme ça ici, alors je vais m’habituer », dit-elle poliment.

Muhammad et Abderahmane, eux, semblent plus à leur aise. Ils arrivent à comprendre des phrases simples, écrites ou prononcées lentement. Surtout, les cours de français qu’ils suivent au Centre international de langue et de civilisation (Cilec) de l’université de Saint-Etienne leur ont permis de renouer avec ces moments de légèreté qui rythment la vie des jeunes de leur âge en temps de paix. En atteste, sur leurs smartphones, la collection de photos de leur nouvelle bande d’amis du Cilec, Canadiens, Anglais ou Japonais, faisant la fête ou la grimace.

Quand leur mère confie qu’elle espère, un jour, revenir en Syrie, Abderrahmane, lui, fait non de la tête : « La plupart de mes amis sont morts. Je n’ai plus rien à faire là-bas. » Hakim vole encore un gâteau sur la table basse. Sa mère sert un thé brûlant, « à la syrienne ». Ahmad a dû chercher longtemps avant de finir par trouver à Saint-Etienne un thé à leur goût, et une théière qui convienne. « Alors qu’en Syrie, des théières, y en a partout ! » Ils rient, tranquilles. Loin de chez eux, mais en paix.

Fenêtre réfugiés St-Etienne (92857)

483 ont été relogées en France

Depuis l’engagement pris, en septembre, par François Hollande d’accueillir une partie des réfugiés syriens et irakiens arrivés en l’Allemagne lors des vagues de migrations massives de l’été 2015, 483 personnes ont été « relocalisées » en France dans le cadre de ce dispositif première classe censé durer six mois, indique le ministère.

Celui-ci précise qu’après obtenu le statut de réfugiés en un temps record – moins d’un mois – plus de 70 % de ces réfugiés…