Lorsque François Hollande, en déplacement à Boulogne-Billancourt lundi 4 avril, réagit pour la première fois aux révélations « Panama Papers », il se félicite d’abord de la perspective de nouvelles rentrées fiscales. Puis il émet ce commentaire, qu’iTélé relaie dans un tweet : « Il faut protéger les lanceurs d’alerte, ils font un travail utile et prennent des risques. »

Il n’en fallait pas plus pour faire réagir Edward Snowden, l’un des plus célèbres lanceurs d’alerte depuis ses révélations sur les pratiques de surveillance de masse de la National Security Agency (NSA) en 2013. L’ancien consultant de l’agence américaine a aussitôt répondu dans un tweet railleur, constitué d’un seul mot en français : « Vraiment ? »

Ces « risques » qu’évoque le président français, Edward Snowden les connaît, et il est bien placé pour lui reprocher ses contradictions en matière de protection des lanceurs d’alerte : le chef d’Etat s’est fait discret lorsque, le 22 juin 2013, le gouvernement américain a inculpé l’ancien informaticien de la CIA, qui a révélé les détails de plusieurs programmes de surveillance de masse, sous les chefs d’accusation d’espionnage, vol et utilisation illégale de biens gouvernementaux. Edward Snowden se réfugie d’abord à Hongkong, puis à l’aéroport international de Moscou. En juillet, il envoie des demandes d’asile à différents pays, dont la France.

Le ministère de l’intérieur français réagit alors par un communiqué de presse pour le moins laconique :

« La France a reçu, comme beaucoup d’autres pays, par l’intermédiaire de son ambassade à Moscou, une demande d’asile de M. Edward Snowden. Compte tenu des éléments d’analyse juridique et de la situation de l’intéressé, il n’y sera pas donné suite. »

Dans les faits, la France n’a pas refusé l’asile au lanceur d’alerte. Elle a juste refusé d’y répondre. Edward Snowden, Hervé Falciani, Stéphanie Gibaud… Ces dernières années, les lanceurs d’alerte ont occupé l’espace médiatique, sur des sujets comme le secret bancaire, les échanges diplomatiques secrets ou bien les scandales de santé publique. Sans que la France ne se mobilise beaucoup pour eux.

Qu’est-ce qu’un lanceur d’alerte ?

Le terme de « lanceur d’alerte » apparaît pour la première fois dans Les Sombres Précurseurs de Francis Chateauraynaud et Didier Torny. Dans cet ouvrage paru en 1999, les deux sociologues décrivent le lanceur d’alerte comme un citoyen agissant pour le bien commun. Dans un entretien au quotidien La Croix, les chercheurs expliquaient en 2012 que « le lanceur d’alerte remplit une fonction universelle qui consiste à éviter que le pire ne se produise ».

Dans Les Sombres Précurseurs, ils citent parmi les lanceurs d’alerte français la journaliste Anne-Marie Casteret, à l’origine du scandale du sang contaminé en 1991, ou bien Henri Pézerat, le chercheur qui a alerté sur la toxicité de l’amiante dans les années 1970.

En anglais, on préfère utiliser le terme whistleblower (littéralement « celui qui souffle dans un sifflet ») que l’Office québécois de la langue française traduit par « dénonciateur ».

La loi Sapin II de lutte contre la corruption prévoit de créer un statut de lanceur d’alerte, protégé par une agence de prévention et de détection de la corruption. Celle-ci serait placée sous l’autorité conjointe des ministères de la justice et des finances. L’agence pourra recueillir leurs renseignements de façon anonyme et prendra en charge leur protection ainsi que d’éventuels frais de justice. Ce projet de loi a été présenté le 30 mars au conseil des ministres.

De WikiLeaks à LuxLeaks, que sont devenus aujourd’hui certains lanceurs d’alerte qui se sont mis à dos les administrations ou entreprises qu’ils dénonçaient ?

  1. Daniel Ellsberg, la face cachée du Vietnam
  2. Chelsea Manning, les secrets de la guerre d’Afghanistan
  3. Edward Snowden, la surveillance de masse
  4. Stéphanie Gibaud, le démarchage illégal d’UBS
  5. Hervé Falciani, les données d’évadés de la HSBC
  6. Antoine Deltour, les accords fiscaux du Luxembourg

Daniel Ellsberg, la face cachée du Vietnam

En juin 1971, cet ancien fonctionnaire américain a fourni 7 000 pages de documents ultrasecrets au "New York Times". | NICHOLAS KAMM / AFP

Qu’a-t-il révélé ?

En juin 1971, cet ancien fonctionnaire américain a fourni 7 000 pages de documents ultrasecrets au New York Times. Il avait tenté, plus tôt, d’alerter plusieurs sénateurs sur les documents en sa possession. En exposant la face noire de l’intervention américaine au Vietnam, les « Pentagon Papers » ont nourri le débat sur ce conflit et contribué au retrait des troupes deux ans plus tard.

Et ensuite ?

Après la publication des « Pentagon Papers », l’Etat américain a poursuivi Daniel Ellsberg pour vol, divulgation de secret d’Etat, conspiration et espionnage. Mais on apprend au cours du procès que les dossiers médicaux d’Ellsberg, utilisés à charge contre lui, ont été volés dans le cabinet de son psychiatre par les mêmes « plombiers » qui ont installé des caméras au siège du parti démocrate en 1972 et déclenché le scandale du Watergate. Lorsque l’origine des preuves devient connue, les charges sont abandonnées.

Daniel Ellsberg est aujourd’hui considéré comme le précurseur des lanceurs d’alertes et a reçu différents prix : le Gandhi Peace Award en 1978, le Ridenhour Courage Prize en 2004 et le Right Livelihood Award, un prix Nobel alternatif, en 2006. En 2012, il a créé la Freedom of Press Foundation.

Chelsea Manning, les secrets de la guerre d’Afghanistan

Chelsea Manning, née Bradley Manning, était analyste militaire dans l’armée américaine. | Uncredited / AP

Qu’a-t-elle révélé ?

Chelsea Manning, née Bradley Manning, était analyste militaire dans l’armée américaine. Elle est à l’origine en 2010 de la fuite de centaine de milliers de documents confidentiels auprès de WikiLeaks – câbles diplomatiques, câbles du département d’État, documents militaires, dossiers de détenus à Guantanamo… Elle a transmis par exemple la vidéo d’une bavure militaire en Irak, où l’on voit un hélicoptère de combat américain abattre des civils en juillet 2007.

Et ensuite ?

Le 21 août 2013, l’ancienne analyste a été condamnée à trente-cinq ans de prison sur 20 des 22 chefs d’accusation qui pesaient conter elle. Elle est incarcérée à la prison militaire de Fort Leavenworth où ses conditions de détention en isolement sont décriées. Le lendemain du verdict, l’ancienne analyste condamnée demande publiquement à être appelée Chelsea Manning et entreprend de changer d’identité. En février 2015, l’armée américaine l’autorise à suivre un traitement hormonal.

Edward Snowden, la surveillance de masse

Edward Snowden, ici en février 2015, a révélé le scandale de la surveillance de masse par la NSA. | Marco Garcia / AP

Edward Snowden, ici en février 2015, a révélé le scandale de la surveillance de masse par la NSA.

Qu’a-t-il révélé ?

Consultant à la NSA en tant qu’administrateur système, Edward Snowden a eu accès aux activités de l’agence américaine de renseignement et les a copiées sur une clé USB.

A partir de décembre 2012, il contacte le journaliste Glenn Greenwald et la documentariste Laura Poitras, membres fondateurs de la Freedom of Press Foundation. Tous les trois se rencontrent à Hongkong en mai 2013 et les premiers articles de Glenn Greenwald paraissent à partir du 5 juin.

Ses révélations ont déclenché une prise de conscience mondiale en dévoilant les techniques employées par la NSA pour espionner les appels téléphoniques ou pour intercepter la majorité des communications mondiale. Le programme Prism, par exemple, permet à la NSA d’accéder aux données collectées par Google, Apple, Facebook ou Microsoft sur des utilisateurs spécifiques. Selon le gouvernement américain, ce transfert de données est indirect et nécessite l’autorisation de la Foreign Intelligence Surveillance Court.

Et ensuite ?

Edward Snowden est aujourd’hui recherché par les Etats-Unis et risque trente ans de prison. La justice américaine l’a inculpé pour espionnage en se fondant sur l’Espionage Act of 1917, une loi fédérale votée lors de la première guerre mondiale. L’utilisation de ce texte à l’encontre des lanceurs d’alerte (Daniel Ellsberg a également été poursuivi à ce titre en 1971) est vivement contestée par une partie de la gauche américaine.

Un mois après avoir trouvé refuge à l’aéroport de Moscou, l’Américain s’est vu octroyer un droit d’asile d’un an. Ce droit a été renouvelé le 1er août 2014 pour trois ans. Aujourd’hui, l’ancien consultant reste bloqué en Russie, où il poursuit sa recherche d’un asile.

Stéphanie Gibaud, le démarchage illégal d’UBS

Stéphanie Gibaud a refusé de supprimer une liste compromettante de HSBC. | PHILIPPE HUGUEN / AFP

Qu’a-t-elle révélé ?

Stéphanie Gibaud a été responsable du marketing dans la banque UBS France de 1999 à 2008. En juin 2008, alors que la filiale française de la banque suisse est mise en examen pour blanchiment aggravé de fraude fiscale et démarchage illicite de clients français, le bureau du directeur général d’UBS est perquisitionné.

Stéphanie Gibaud reçoit alors de sa supérieure hiérarchique l’ordre d’effacer de son disque dur les fichiers contenant le nom des clients et des chargés d’affaire liés aux soirées qu’elle organise. Cette liste, qui prouvait que des chargés d’affaire suisses démarchaient illégalement des clients en France, a été utilisée dans le cadre de l’enquête judiciaire ouverte en mars 2011 contre UBS.

Et ensuite ?

Suite à son refus de supprimer la liste, l’employée d’UBS affirme avoir subi un harcèlement constant de la part de ses employeurs. UBS tente de la licencier en 2009, sans succès, puis porte plainte pour diffamation mais perd le procès. Elle est finalement licenciée en 2012, mais réussit à obtenir une condamnation de la banque UBS pour harcèlement en 2015. La banque suisse lui verse 30 000 euros d’amende.

Mardi 5 avril, dans l’émission Cash Investigation sur les « Panama Papers », le ministre des finances Michel Sapin remercie l’ancienne directrice marketing, qui « a bien permis au gouvernement de récupérer beaucoup d’argent ». Mais l’émission présente Stéphanie Gibaud comme une femme qui ne trouve plus d’emploi, vit des minima sociaux et risque à tout moment d’être expulsée de son logement.

Hervé Falciani, les données d’évadés de la HSBC

Qu’a-t-il révélé ?

Hervé Falciani a été condamné pour espionnage économique, vol de données et violation du secret bancaire après avoir fait fuiter des documents de HSBC. | JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP

De 2001 à 2008, Hervé Falciani a travaillé dans la filiale suisse de HSBC en tant qu’ingénieur. C’est en 2006, alors qu’il est chargé de réorganiser la base de données de la banque, qu’il découvre que le système informatique tel qu’il est conçu favorise l’évasion fiscale.

Après avoir alerté ses supérieurs et proposé un autre système, en vain, Hervé Falciani rassemble des données pendant deux ans. En 2008, il fournit à la police judiciaire française une liste de 9 000 résidents fiscaux français évadés en Suisse, déclenchant l’affaire SwissLeaks.

Et ensuite ?

Les motivations d’Hervé Falciani restent floues et le terme de lanceur d’alerte fait débat. Le 28 novembre 2015, il est condamné par contumace à cinq ans de prison par la justice suisse, pour espionnage économique, vol de données et violation du secret bancaire. Hervé Falciani étant un ressortissant français domicilié en France, il ne peut être extradé vers la Suisse.

Antoine Deltour, les accords fiscaux du Luxembourg

Qu’a-t-il révélé ?

En 2010, Antoine Deltour travaillait dans la filiale luxembourgeoise du cabinet PriceWaterhouseCoopers lorsqu’il a découvert des documents liés aux « tax rulings », des accords fiscaux passés entre le Grand-Duché et des multinationales pour leur permettre de réduire leurs impôts par le biais de filiales. Il quitte le cabinet en emportant des documents, qu’il confie au journaliste français Edouard Perrin pour la réalisation d’un reportage de l’émission Cash Investigation, diffusé en mai 2012. Les documents ont par la suite été transmis, par une source inconnue, à l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ), basé à Washington.

Une quarantaine de journaux, dont Le Monde, ont travaillé sur ces documents, constituant au total 28 000 pages d’accords fiscaux. L’enquête, parue le 5 novembre 2014, a été baptisée LuxLeaks.

Et ensuite ?

Antoine Deltour a été placé en garde à vue et inculpé le 12 décembre 2014 par la justice luxembourgeoise pour vol et blanchiment d’argent. Son procès débutera le 26 avril. Le journaliste Edouard Perrin a également été inculpé le 23 avril 2015 pour vol domestique et blanchiment. L’affaire LuxLeaks a fragilisé le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, qui était premier ministre luxembourgeois à l’époque des faits. Une motion de censure a été votée contre lui au Parlement européen, mais n’a pas abouti.

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Durée : 03:17

Quant au lanceur d’alerte à l’origine de la fuite des Panama Papers, seul le quotidien allemand Suddeütsche Zeitung connaît son identité.

Que sait-on de la source des « Panama papers » ?

Le « leak » qui a mis au jour le scandale des « Panama papers » a permis la fuite de millions de documents et données de la firme panaméenne Mossack Fonseca. Elle provient d’une source qui a remis gracieusement au Süddeutsche Zeitung les fichiers de la firme spécialisée dans le montage de sociétés offshore. Pour le protéger, l’identité du lanceur d’alerte n’a pas été divulguée aux médias partenaires du Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ) qui ont travaillé sur l’enquête.

L’authenticité des fichiers a toutefois pu être vérifiée à deux reprises, par la Süddeutsche Zeitung et par Le Monde. Plusieurs fractions de ce « leak », parcellaires et plus anciennes, avaient été vendues aux autorités fiscales allemandes, américaines et britanniques au cours des dernières années, une procédure qui est devenue relativement habituelle, notamment en Allemagne. La France fait ainsi partie des pays qui se sont vus proposer l’achat d’une partie des « Panama papers ». Outre-Rhin, les investigations sur la base de ces documents ont donné lieu à une série de perquisitions en février 2015 contre des banques allemandes soupçonnées de complicités de blanchiment et de fraude fiscale. La Commerzbank, deuxième établissement bancaire d’Allemagne, a accepté en octobre 2015 de payer 17 millions d’euros d’amende pour avoir aidé certains de ses clients à frauder le fisc avec l’aide de sociétés enregistrées par Mossack Fonseca.

Julian Assange, le militant derrière WikiLeaks

S’il n’est pas un « lanceur d’alerte » à proprement parler, puisqu’il n’a pas communiqué de documents issus d’une structure qui l’employait, le cofondateur de WikiLeaks, Julian Assange, est difficile à éviter sur le sujet : les publications masives de données opérées par son site l’ont conduit à vivre reclus à l’ambassade de l’Equateur depuis décembre 2010 pour échapper à des poursuites.

Qu’a-t-il révélé ?

Ce cybermilitant australien est la figure emblématique de WikiLeaks, un site web créé en 2006 dans le but d’héberger et de diffuser des millions de documents confidentiels. De novembre 2010 à septembre 2011, le site a publié 243 000 dépêches diplomatiques provenant du département d’Etat des Etats-Unis. On y apprend l’opinion très crue des diplomates sur leurs alliés ainsi que certains secrets diplomatiques : l’ancien président Nicolas Sarkozy aurait par exemple envisagé de rejoindre la coalition militaire en Irak.

Et ensuite ?

En juin 2012, Julian Assange a obtenu l’asile politique à l’ambassade équatorienne du Royaume-Uni, à Londres. Il y est réfugié depuis quatre ans sans pouvoir en sortir, car les forces de l’ordre britanniques sont stationnées devant l’ambassade pour l’intercepter.

Le porte-parole de WikiLeaks est poursuivi par la Suède pour agression sexuelle et viol sur deux femmes en 2010. Les charges d’agressions sexuelles sont désormais prescrites, mais celle de viol pèse toujours contre M. Assange. Il ne peut toutefois pas être entendu à cause de procédures opposant la Suède et l’Equateur, dans lesquelles il se dit convaincu que Washington joue un rôle.