« Pouvons-nous encore décider nous-mêmes de quelque chose ? » C’est un cri du cœur qu’a fini par lâcher l’un des co-organisateurs de l’Euro 2020, lors d’une réunion de préparation avec les représentants de l’UEFA. L’Etat français, dont l’Euro 2016 commence vendredi, pourrait lui répondre : non, ou si peu. Depuis 2004, le championnat d’Europe de football n’est plus mis en œuvre par le ou les pays d’accueil mais directement par la confédération européenne. Un même homme fait le lien entre chaque Euro : Martin Kallen, entré par le marketing au sein de l’UEFA il y a plus de 20 ans. « L’avantage est qu’on peut contrôler plus étroitement les ressources, travailler de manière davantage coordonnée et efficace en termes d’organisation et de budget », expose le Suisse.

Lorsque ce système a été inauguré au Portugal, la Fédération portugaise détenait encore 46% des parts de la société organisatrice, contre 54% à l’UEFA. Douze ans plus tard, Euro 2016 SAS est détenue à 95% par l’UEFA et à 5% par la Fédération française de football (FFF).

Depuis les Jeux olympiques (JO) d’Albertville en 1992, tous les grands événements sportifs organisés en France l’avaient été par une association à but non lucratif ou un groupement d’intérêt public. En mettant sur pied une société commerciale, l’UEFA assume, jusque dans la forme juridique, l’objet véritable des grandes compétitions sportives, ni franchement non lucratif, ni tout à fait d’intérêt public. Les esprits naïfs y perdent ce que la franchise y gagne.

Michel Platini, Martin Kallen (à gauche) et Theodore Theodoridis, secrétaire général adjoint de l'UEFA, observent une minute de silence au siège de la confédération après les attentats du 13 novembre à Paris. Photo transmise par Alquier Communication. | Harold Cunningham / AP

« On a donné à l’UEFA une place qui n’aurait pas dû lui revenir »

Les recettes attendues par l’UEFA sont d’environ deux milliards d’euros, un chiffre gonflé par l’extension de 16 à 24 du nombre de participants. Le bénéfice net devrait osciller entre 700 et 900 millions d’euros, redistribués durant quatre ans aux fédérations et aux clubs. Malgré ses 5% dans la SAS, la FFF ne sera pas directement intéressée aux résultats financiers de cet Euro. Si les bureaux de la société sont au Trocadéro, les bénéfices sont en Suisse, notamment grâce à la vente des droits de retransmission télévisée. « On est une société de service, on ne fait pas de bénéfice. Les revenus que l’on génère servent à couvrir les coûts », dit Martin Kallen, directeur général de la SAS.

À la clôture des comptes, la marge d’exploitation de l’Etat français sera moins flamboyante que celle de l’UEFA. Il assume les premiers postes de dépense, sécurité et construction ou réfection des stades, et jouira de revenus directs infinitésimaux. L’UEFA ne lui a pas même fait cadeau des 20 000 places achetées à destination de « personnes en difficulté », pour un montant de 500 000 euros - elle l’a fait, en revanche, pour les villes hôtes. Si le déséquilibre financier est frappant, la posture d’exécutant dans laquelle la puissance publique a accepté d’être reléguée l’est encore davantage. Deux lois ont été votées au Parlement pour satisfaire aux desiderata de l’UEFA, l’une pour la construction ou la rénovation de stades en urgence, l’autre pour exempter d’impôts la SAS et ses salariés.

« On a donné à l’UEFA, pour l’Euro 2016, une place qui n’aurait pas dû lui revenir. (...) Le vrai problème, c’est que nous avons perdu la main, en quelque sorte, sur l’organisation de cette coupe d’Europe », pestait il y a un an le président de la commission des finances de l’Assemblée nationale Gilles Carrez (Les Républicains). Tous les quatre ans, quelques parlementaires s’insurgent en des termes similaires, irrités par les mises en demeure, parfois publiques, de l’UEFA. « Il y a une certaine arrogance, voire une arrogance certaine dans les propos de cette association. Il n’y a pas de possibilité de négocier avec elle sur aucun sujet », déplorait en 2006 l’élue démocrate-chrétienne suisse Madeleine Amgwerd.

« Les rapports sont plus déséquilibrés qu’avant »

12 juillet 1998, Champs-Elysées, Paris. | JACK GUEZ / AFP

Après la Coupe du monde 1998 déjà, la Cour des Comptes avait pointé des rapports de force « défavorables aux responsables nationaux », l’Etat s’étant laissé enfermer« dans sa position de solliciteur ». Toutefois, des marges de manœuvre existaient encore, notamment sur la répartition des recettes.

« Il y avait eu des négociations acharnées, longues et pénibles, mais très bénéfiques à la France et au Comité français d’organisation (CFO) », se souvient Philippe Villemus, directeur marketing de l’épreuve. « La Coupe du monde 1998 était certainement la dernière de l’ancien temps. Le comité d’organisation défendait les intérêts de la France, essayait d’arracher le plus de recettes possibles. »

Devenu professeur d’économie à la Montpellier Business School, Philippe Villemus observe, désabusé, l’évolution de ces grandes compétitions : « Tout est davantage contractualisé. Les rapports sont encore plus déséqulibrés qu’avant. L’ensemble des droits est du côté de la fédération internationale, et l’ensemble des obligations et des devoirs revient à l’Etat et aux villes organisatrices. »

Jacques Lambert, directeur général du CFO de la Coupe du monde 1998, président d’Euro 2016 SAS, fait le lien entre ces deux époques. Il personnifie aussi ce renversement de paradigme. Chargé au siècle passé de défendre l’intérêt financier de l’Etat pour délivrer un bilan équilibré - il fut même bénéficiaire -, il se décrit aujourd’hui comme « le missi dominici personnel de Michel Platini (patron de l’UEFA et jadis coprésident du CFO, ndlr) en France », « le représentant personnel du comité exécutif de l’UEFA ».

« Pas des fous furieux accrochés à leur milliard »

Reste, pour contredire l’UEFA, quelques parlementaires et les villes hôtes. Malgré un front allant de la droite au Parti communiste, les premiers n’ont pas fait flancher le gouvernement, soucieux de faire respecter la parole donnée par son prédécesseur et qui a étendu l’exemption fiscale à tous les autres événements sportifs dont l’attribution sera décidée d’ici deux ans - afin de ne pas donner l’impression de protéger uniquement le football et de garantir la tranquillité fiscale au Comité international olympique (CIO) pour attirer les JO 2024 à Paris. À l’échelle des dépenses engagées par la puissance publique pour l’accueil de l’Euro, l’exemption, estimée à 50 millions d’euros sur trois ans, est symbolique et devrait être largement compensée par les recettes de TVA.

Les dix villes, quant à elles, ont haussé le ton à l’été 2014, menaçant même de ne pas signer les contrats les liant à l’UEFA. La négociation, qui s’est faite directement avec Michel Platini, leur a rapporté deux millions d’euros chacune. Elles en espéraient dix. Une obole ? Non, « une première historique », se félicite Jean-François Martins, adjoint en charge des sports à la mairie de Paris. Les villes tentent maintenant d’obtenir une participation de l’UEFA à la sécurisation des « fan zones », qui risque d’être plus coûteuse que prévu.

« Ce ne sont pas des fous furieux accrochés à leur milliard d’euros », dit Jean-François Martins au sujet de ses interlocuteurs d’Euro 2016 SAS. « Ils sont soucieux de la marque laissée par l’événement. Ils sont dans une attitude plus positive qu’on ne l’a jamais eue. »

« Les règles du jeu sont claires depuis le début »

Alain Courtois est le dernier homme à avoir organisé un Euro sans la surveillance de l’UEFA. Ce député bruxellois a dirigé le comité d’organisation de l’Euro 2000, organisé par les fédérations belge et néerlandaise. « L’UEFA n’était même pas représentée au comité d’organisation », se souvient le premier échevin de la capitale belge. « On pouvait faire un peu ce que l’on voulait, même si l’on rapportait à l’UEFA. Elle nous garantissait une partie des droits de retransmission, des droits commerciaux et des ressources de billetterie. Nous avions fait un bénéfice de 12 millions d’euros. »

Finale Euro 2000 - France 2 - 1 Italie => Les buts
Durée : 05:19

L’UEFA n’était pas pour autant une association caritative. Elle prévenait qu’un déficit éventuel - comme celui, léger, de l’Euro 1996 en Angleterre - serait entièrement à la charge des fédérations organisatrices. La société de marketing ISL (International Sport Leisure, également associée à la FIFA et au CIO jusqu’à sa faillite en 2001, et plus tard au centre d’une enquête pour corruption) pinaillait déjà sur l’utilisation de l’expression « Euro 2000 », allant jusqu’à obtenir son retrait du site officiel du gouvernement et saisissant des ballons promotionnels de la gendarmerie belge.

Toutefois, il n’était pas question d’obtenir une exemption fiscale et Alain Courtois se remémore avec nostalgie un cahier des charges moins contraignant pour les pouvoirs publics. Aujourd’hui, il prépare le passage à Bruxelles de l’Euro 2020, qui se jouera dans 13 villes européennes. Sur 32 pays intéressés pour accueillir la compétition, seulement 19 ont déposé un dossier après avoir étudié les conditions fixées par l’UEFA, fait-il observer. « Mais lorsqu’on est candidat, on connait les conditions... »

Martin Kallen ne dit pas autre chose : « Les règles du jeu sont claires depuis le début. De plus, il est évident que le pays hôte bénéficie de toutes les retombées économiques et fiscales liées aux emplois et au surcroît d’activité générés par l’organisation du tournoi, mais également à la venue des 1,5 millions de touristes attendus. Enfin, il bénéficie également d’une exposition médiatique internationale majeure. »

Le sport comme bien collectif

Et si les candidats se raréfient, ils sont, de fait, toujours une poignée à s’affronter pour accueillir les compétitions dans les conditions fixées unilatéralement par les fédérations.

« Et comme, pour beaucoup d’Etats, organiser un grand événement sportif est un enjeu politique, ils sont prêts à accepter l’ensemble des desiderata des fédérations », complète la députée communiste Marie-George Buffet, ministre des Sports pendant la Coupe du monde 1998. « C’est l’instrumentalisation des grands événements par les politiques qui pose le premier problème. »
C’est d’ailleurs cette compétition qui est à l’origine de l’inflation des coûts d’organisation et, désormais, du « dumping fiscal », estime l’économiste du sport Wladimir Andreff, professeur à l’université Paris-I : « chaque candidat doit surenchérir sur les autres s’il veut obtenir l’événement ».

Deux compétitions seulement font exception dans l’ère moderne, souligne Wladimir Andreff : les JO 1984 à Los Angeles et la « World Cup 1994 », financés à près de 100% par le secteur privé. « Dans la conception nord-américaine , le sport est fondamentalement un business. En Europe, il est considéré comme un bien collectif, même si dans les faits il y a une privatisation du sport depuis 40 ans. »

L’investissement du secteur public dans l’organisation des grands événements sportifs ne divise d’ailleurs pas la classe politique française, qui, de gauche à droite, souligne les effets positifs sur le moral et la pratique sportive, source de progrès en matière de santé et de cohésion sociale. Mais le coût pour le contribuable de cet engouement pour le sport ne baissera pas tant que les Etats ne se mettront pas d’accord pour fixer des limites aux organisateurs, prévient Marie-George Buffet. Une première pierre a été posée par les ministres européens des Sports, qui ont entamé l’an passé une réflexion visant à « parvenir à une sorte de solidarité européenne face à ces demandes excessives », selon les mots du Français Thierry Braillard.