Jusqu'au 16 mai, tous les élevages de 18 départements du Sud-Ouest doivent être vides. | Charlotte Belaich/Le Monde

Loin de leur exploitation, ils ont rejoint le banc des écoliers pour la journée. Réunis à la chambre d’agriculture des Pyrénées-Atlantiques, à Pau, des éleveurs de canards et d’oies apprenaient, mercredi 27 avril, comment endiguer la grippe aviaire, détectée dans près de 80 exploitations du sud-ouest de la France depuis novembre. « On a eu un problème, on ne s’en cache pas. Il fallait se remettre en ordre de marche », commente Evelyne Revel, éleveuse, vice-présidente de la chambre d’agriculture et aujourd’hui stagiaire.

Pour empêcher la propagation sans avoir à abattre des milliers d’animaux, les acteurs de la filière ont plaidé pour la méthode du vide sanitaire, une première en France. La mesure a pris effet le 18 janvier dans les départements du Sud-Ouest. Depuis, les éleveurs ne peuvent plus faire entrer de nouveaux canetons et, ainsi, redémarrer un cycle de production.

Les animaux arrivés sur les exploitations avant cette date pouvaient cependant y rester jusqu’au 2 mai, le temps d’être normalement élevés, gavés puis abattus. A partir de là, et jusqu’au 16 mai, toutes les exploitations doivent être vides pour être nettoyées et désinfectées. Evelyne, elle, a vidé son exploitation depuis quatre mois : « Depuis les années 1970, il n’y a pas eu un jour sans canard. Le vide, c’est très impressionnant. Notre vie c’est d’aller à l’élevage, c’est mon plaisir », déplore-t-elle.

Un vide auquel Evelyne va pourtant devoir s’habituer. En effet, parmi les nouvelles normes que les éleveurs vont devoir mettre en place figure le passage à l’élevage en bande unique. Une méthode qui consiste à généraliser le principe du vide sanitaire entre deux cycles de production. Concrètement, quand les premiers canetons de retour sur les exploitations seront prêts à quitter la « canetonière », ils ne seront pas directement remplacés par de nouveaux arrivants, comme cela se faisait généralement – le temps de nettoyer profondément les exploitations avant chaque nouveau cycle.

« On va vers un autre modèle, avec moins de production »

« On va perdre du volume, mais on ne peut plus être dans la course au nombre, il faut faire autrement pour retrouver la sérénité », admet Evelyne Revel. Un constat partagé par la plupart des éleveurs que le vétérinaire François Landais voit passer en stage : « On s’est rendu compte des limites du système avec ce virus, explique-t-il. On va vers un autre modèle, avec moins de production. C’est une révolution culturelle qui est en train de se faire. »

Au-delà du vide sanitaire, les éleveurs vont devoir mettre en place de nouvelles mesures de biosécurité. | Charlotte Belaich/Le Monde

Nadège Sartolou, elle, a fait son stage la veille : « J’ai pris des notes ! », précise-t-elle, en regardant son mari d’un air moqueur. Il y a un an et demi, le couple a arrêté de produire du lait pour se lancer dans l’élevage de canards. Chaque année, au total, ils en voient passer 23 000, mais aujourd’hui l’exploitation est vide. Le silence est seulement perturbé par le passage occasionnel d’un camion et le bruit de quelques oiseaux.

« Ça fait bizarre, normalement ils seraient dehors, là. Quand j’ai fait partir le dernier lot au gavage, j’ai pleuré !, raconte Nadège Sartolou en montrant ses bâtiments déserts. Avant de préciser : Mais je n’ai jamais autant travaillé ! On passe le Kärcher toute la journée, et il faut tout remettre aux normes. »

En lieu et place du fameux système de bande unique, le couple a choisi de faire plusieurs unités de production, comme cela est autorisé, à condition de suffisamment les éloigner les unes des autres. « Avec le système de bande unique on n’aurait pas pu amortir nos investissements, on n’aurait pas produit assez », explique-t-elle.

Une nouvelle rigueur à avoir

En faisant visiter l’élevage, elle énumère tout ce qui va devoir changer, en jetant des coups d’œil vers Eric Dumas, un éleveur de la région, en visite. « Les barrières des enclos en bois ça ne va pas, ce n’est pas désinfectable apparemment… », s’interroge Mme Sartolou. Vont-ils les peindre ou les remplacer par de la tôle ? Ils ne savent pas encore. S’engagent alors, sur chaque détail, des discussions entre éleveurs, dans un jargon difficilement compréhensible pour le profane.

Si les grandes lignes de ce renouveau sanitaire ont déjà été définies, ce n’est qu’en juillet que toutes les normes seront arrêtées. « Ce qui m’agace, c’est que ce ne soit pas écrit noir sur blanc. Si le 1er juillet je me rends compte que j’ai tout changé pour rien !… », lâche-t-elle, agacée.

L'impact du vide sanitaire pour la filière est estimé à 270 millions d'euros au total. | Charlotte Belaich/Le Monde

Pour l’éleveur Eric Dumas, ce changement, s’il est contraignant, n’en est pas moins nécessaire : « C’est une chance de remettre en place des bonnes pratiques qu’on a peut-être laissées de côté. C’est une nouvelle rigueur à avoir. En tout cas, il y aura un avant et un après. » Nadège Sartolou ne partage son avis qu’à moitié : « Avec les nouvelles mesures sanitaires, on va devoir se changer dix fois par jour. Je ne sais pas si ça va tenir sur le long terme. »

Dorénavant, les éleveurs devront en effet se changer dans des sas sanitaires installés sur chaque parcelle de l’exploitation. Impossible de faire entrer simplement un visiteur curieux, comme les Sartolou le faisaient parfois, au risque, selon eux, de donner une image inquiétante de leur élevage.

« Certains ne pourront pas recommencer »

Ces mesures ont aussi un coût. L’impact du vide sanitaire est évalué par le comité interprofessionnel du secteur (Cifog) à 130 millions d’euros pour la filière amont (accouveurs et éleveurs) et 140 millions pour la filière aval (transformateurs, transporteurs et revendeurs). Sans oublier les investissements à faire pour s’adapter aux nouvelles normes. Pour « être en règle » Eric Dumas affirme qu’il va devoir dépenser 240 000 euros. Nadège et Joel Sartolou, dont l’exploitation est plus récente, estiment leurs dépenses à 15 000 euros.

« C’est une autre façon de travailler, certains ne pourront pas recommencer , affirme l’éleveuse. C’est le cas de Philippe, installé à quelques kilomètres de là. Après vingt-huit ans d’activité, il a décidé d’arrêter, à dix ans de la retraite. « Je ne vais pas pouvoir amortir l’investissement que je dois faire pour me mettre aux normes », assure-t-il. D’autant plus qu’il doute de l’efficacité des mesures.

Si la plupart des éleveurs jugent les changements indispensables, la méfiance et le mécontentement persistent chez certains. On dénonce les grandes exploitations qui favoriseraient l’émergence des virus, les laboratoires qui ne développeraient pas la recherche, ou encore une Union européenne qu’il faudrait aveuglément contenter.

Dans ce flot de critiques, le gouvernement est globalement épargné. D’ici juin, l’Etat doit compenser 50 % de la perte estimée par les éleveurs. Le reste devrait suivre, même si la date n’a pas encore été définie. Il n’empêche, la baisse de production liée au nouveau modèle devrait faire légèrement grimper le prix du canard, et notamment celui du foie gras. « Mais on va être meilleurs, affirme Eric Dumas. On n’a pas le choix, on vit tous de ça. »