Federica Mogherini, la haute représentante aux affaires étrangères européennes, était en visite exprès sur le Cavour, le principal porte-hélicoptères de la marine italienne, pour saluer le presque un an de l’opération « Sophia ». Cette opération, impliquant des militaires et des moyens de 24 des 28 pays de l’Union européenne (UE), a pour premier objet de lutter contre le trafic des passeurs en Méditerranée centrale, entre le sud de l’Italie et la Libye. Rencontrée sur place, elle explique au Monde comment cette mission originale de l’Union pourrait évoluer dans les mois qui viennent alors que beaucoup, à Bruxelles et à Rome, craignent le retour de la « saison des migrants » dans cette zone très sensible.

L’opération « Sophia » avait été décidée il y a un an, en réaction à un énième et terrible drame au large de l’île italienne de Lampedusa. Au total, 800 personnes étaient mortes noyées. A-t-elle réussi à en finir avec les drames ?

Je considère que l’opération est un réel succès. Nous avons sauvé en mer 12 600 personnes depuis septembre dernier, avec l’opération « Sophia ». Essentiellement pendant l’hiver. Mais quand « Sophia » a été lancée, c’était d’abord pour stopper le business des passeurs. L’opération a permis de stopper 68 « suspects » et tous ont été transférés à la justice italienne. Nous avons neutralisé et rendu hors d’usage 104 bateaux.

Lundi, nous allons discuter de son évolution lors du conseil des ministres des affaires étrangères et de la défense. Lors du dîner, je mettrai sur la table plusieurs options. D’abord, étudier une évolution de la mission, qui pourrait se mettre à former les garde-côtes libyens, avec davantage de moyens des pays membres. Par ailleurs, « Sophia » n’agit que dans les eaux internationales, l’enjeu maintenant c’est d’entrer dans les eaux territoriales de la Libye, ce qui nous permettrait de réaliser plus de sauvetages qu’aujourd’hui. Mais pour cela, nous avons besoin que le gouvernement libyen nous le demande expressément.

Nous aurons un échange, lundi, avec le premier ministre libyen, Fayez El-Sarraj, il nous parlera de ses priorités et de celles de son gouvernement. La chose importante, c’est qu’à Tripoli, il n’y a pas d’a priori négatif, mais c’est à eux de décider. Et clairement, les urgences sont d’assurer l’aide humanitaire dans le pays et la sécurité des Libyens. Mais, avec l’été qui arrive, de plus en plus de migrants pourraient prendre la mer [depuis le pays, pour rejoindre l’Europe, souvent via Lampedusa] ; la Libye a aussi la responsabilité d’éviter les noyades, de préserver les vies des migrants. On se tient prêts à travailler avec l’UNHCR [L’Agence des Nations unies pour les réfugiés] et l’IOM [l’Organisation internationale pour les migrants] pour s’assurer des droits des migrants et des réfugiés en Libye.

A-t-on des preuves que la « route du centre » en Méditerranée va redémarrer ?

Ce qui est sûr, c’est que le nombre de migrants déjà en Libye et prêts à traverser la Méditerranée est considérable. Et il pourrait y avoir une autre route potentielle, directement depuis la Turquie dans les eaux égyptiennes ou libyennes. Pour l’instant, nous avons intercepté très peu de bateaux. Mais nous pourrions même voir des mouvements, similaires à ceux que nous observions au début de l’année dernière quand la route des Balkans n’était pas encore empruntée [elle l’a été massivement à partir de la fin de l’été] par des Syriens voyageant jusqu’au nord de l’Afrique, puis passant par la Libye. C’est pour cela que nous travaillons avec les pays du Sahel pour les aider à gérer les flux de migrants, et pour mieux surveiller la frontière entre le Niger et la Libye. Ma première visite en Afrique [quand Mme Mogherini a été nommée, fin 2014], fut pour la ville d’Agadez, au nord du Niger. 80 % des migrants qui vont en Libye passent par Agadez.

C’est pour prévenir ces nouveaux flux [depuis la Turquie] que nous pourrions aussi discuter, lundi, d’une évolution du mandat de « Sophia », dont les bâtiments pourraient élargir leur zone d’investigation à l’est, alors qu’aujourd’hui ils se concentrent sur la zone entre l’Italie et la Libye. Nous ne prendrons pas de décision formelle lundi, cependant.

Que pensez-vous des attaques du premier ministre turc Erdogan contre la liberté d’expression en Allemagne, alors que la chancelière Merkel l’a autorisé à saisir les tribunaux allemands contre l’humoriste Jan Böhmermann ? Alors que l’Europe a signé un accord avec la Turquie pour qu’elle conserve les réfugiés Syriens sur son territoire, l’Union ne s’est-elle pas mise dans une situation de dépendance vis-à-vis d’Ankara ?

Nous ne devons pas discuter uniquement de l’agenda migratoire avec la Turquie. La Turquie est le pays essentiel pour le processus de réunification de Chypre, la Turquie est un pays candidat à l’adhésion à l’UE, avec lequel nous discutons de l’ouverture de chapitres de négociation, y compris les chapitres 23 et 24 liés à la justice, l’Etat de droit, la liberté d’expression. La Turquie siège, comme nous, à la table des négociations pour le processus de paix en Syrie. On y discute d’une solution pour la Syrie mais aussi, à la fin des fins, d’une solution à la crise des réfugiés syriens [la Turquie en accueille plus de 2,7 millions]. La Turquie c’est le pays avec lequel on parle de la question kurde. De manière constante, nous encourageons le gouvernement d’Ankara à relancer le processus de paix avec les Kurdes, processus qu’il avait lui-même initié il y a quelques années avec certains résultats. Nous sommes suffisamment forts, nous tous, Européens, nous devons en être conscients. Nous avons besoin de la Turquie, mais elle a aussi besoin de nous.