Mathias de Lattre

A la SNCF, le temps, c’est toute une histoire ! Une matière première, un guide, un despote parfois. À la tête du groupe depuis février 2008, Guillaume Pepy en détaille toutes les implications dans le quotidien de son entreprise.

Pour commencer, comment gère-t-on son temps lorsque l’on dirige une société comme la SNCF ?

La banalité serait de dire que la seule chose dont manque un chef d’entreprise c’est le temps, mais à mon sens sa vraie valeur ajoutée réside précisément dans la maîtrise de son agenda ! Je passe donc du temps… à optimiser mon temps. J’insiste sur la qualité des moments passés avec les équipes, et je m’efforce de donner une présence totale à mes interlocuteurs. Il s’agit aussi de ne pas considérer la pédagogie comme une perte de temps. Et je garde aussi des heures pour courir et faire du sport, cela me permet de déconnecter.

Comment appréhendez-vous le rythme de votre entreprise, celui des chantiers au long cours et des contraintes matérielles et financières ?

« Chaque seconde, un train sort d’une gare d’Île de France. Notre entreprise vit 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an… À la SNCF, le temps ne s’arrête jamais ! »

La temporalité est partout, dans ce métier. Il y a d’abord l’échelle de notre histoire, vécue comme éternelle : le chemin de fer existe depuis 180 ans, et on imagine qu’il existera encore dans 180 ans ! L’ensemble du réseau international est un patrimoine qui traverse les siècles avec ses légendes, comme l’Orient Express. Il faut quinze ans pour créer une ligne TGV, et des emprunts sur cinquante ans. Ce sont de grands ouvrages, prévus pour durer.

Ensuite, notre environnement est parsemé d’objets mesurant le temps, à commencer par la grande horloge Brillié que l’on trouve dans toutes les gares de France depuis près de trente ans. Il y a aussi les horaires, les tableaux de service pour le personnel, et même les écarts entre les trains dans les postes d’aiguillage, qui matérialisent le temps dans l’espace.

Cette omniprésence des repères temporels traduit la pression à laquelle nous sommes soumis : il y a 17 000 trains par jour sur notre réseau, dont 10 % connaissent un aléa. Chaque seconde, un train sort d’une gare d’Île de France. Notre entreprise vit 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an… À la SNCF, le temps ne s’arrête jamais !

Les passagers se plaignent volontiers des retards… Est-il possible de les éviter ?

Nous avons cette ambition un peu folle de maîtriser le temps, en garantissant un départ et une arrivée à l’heure malgré les aléas. Il faut faire avec le passager malade, la canette coincée dans une porte, le voyageur en retard qu’on attend quelques dizaines de secondes, les avaries mécaniques, sans parler des suicides ou des catastrophes naturelles. Mais le plus fascinant, c’est qu’il existe cette passion française pour la régularité du train. Récemment, je prenais le Perpignan-Paris : nous sommes arrivés avec 8 minutes de retard, ce qui pour moi est dérisoire sur un trajet de 5 h 37. Un jeune à côté de moi râlait. Je lui ai fait remarquer que l’avion était souvent moins ponctuel… Il m’a répliqué que c’était précisément pour cette raison qu’il prenait le train. L’anecdote m’a plu : pour ce jeune, l’univers du rail doit être aussi rigoureux que celui des horloges.

Sans compter que certains trains arrivent en avance parfois, aussi… ?

Un train en avance peut être aussi troublant que celui qui arrive en retard. Le système est fait pour qu’il soit parfaitement ponctuel. Comme on le dit dans le métier : le train doit « faire l’heure ». Il y a un côté actif dans notre rapport au temps, qui a d’ailleurs été toujours magnifié dans notre communication : rappelez-vous cette publicité avec des œufs à la coque, en 1973. Sans oublier le lancement du TGV en 1981, avec le slogan « gagner du temps sur le temps ».

Quelles sont les nouvelles attentes du public ?

Stigmatiser la SNCF pour ses retards est devenu un refrain. Or, en France, un train seulement sur 10 est concerné, contre 2 sur 10 en Allemagne ou en Italie. Plus que la ponctualité, l’enjeu est aujourd’hui de transporter davantage de gens, en sécurité, dans les zones de grandes métropoles et dans l’inter-ville. Il y a par ailleurs un hiatus entre l’exigence de ponctualité des Français avec le train et l’ambition d’en faire une alternative à la voiture… Personne ne s’étonne qu’un trajet sur la route ait une durée variable, alors que le train doit être d’une régularité constante.

Pourquoi les voyageurs ont-ils la dent si dure, d’après vous ?

Je vis cette exigence de manière plutôt positive, c’est une forme de confiance ! Les gens pensent qu’on est capable de les satisfaire. Après, pour les cheminots et le responsable de l’entreprise, c’est parfois dur à vivre, avec un sentiment d’injustice : un retard aujourd’hui peut être utile, car il permettra d’être à l’heure demain… Par exemple, quand on passe une nuit à changer des rails et des aiguillages.

Les gares offrent de nouveaux services qui permettent de réduire l’attente. Est-ce lié à une nouvelle perception du voyage ?

« Le voyage en train est un temps personnel, onirique. Pour 90 % des passagers que nous avons interrogés, c’est une plage libre, où personne ne leur impose rien. »

Le transport en train était vécu comme du temps perdu, il est maintenant perçu comme un temps gagné. On le prend pour ne pas tenir un volant et ne pas être un passager passif. De plus, en gare, nous avons installé du Wifi gratuit, des espaces de coworking, de restauration… L’attente devient ainsi du temps utile. À bord, nos clients ne veulent même pas d’écrans dans le dos des sièges. Cela signifierait que l’on deviendrait « esclave » de la vidéo. Or le voyage en train est un temps personnel, onirique. Pour 90 % des passagers que nous avons interrogés, c’est une plage libre, où personne ne leur impose rien. Il y a ceux qui rêvassent, qui réfléchissent… D’autres lisent, regardent un film, jouent avec leurs enfants, parlent avec leurs voisins. Ce sont des moments « à soi », et il ne faut surtout pas que ça change.

Comment gère-t-on les crises ? L’usage des réseaux sociaux a-t-il fait évoluer vos pratiques ?

Nous avons 10 millions de clients par jour, la SNCF est donc structurellement confrontée à un problème d’échelle. Si nous utilisons depuis toujours des outils de simulation de reprise du trafic pour informer nos clients, l’usage des réseaux sociaux nous force à être encore plus réactifs aujourd’hui. Dès la moindre perturbation, le voyageur se jette sur son téléphone pour comprendre ce retard. Il va plus vite que les médias traditionnels. Cela nous pousse à privilégier désormais la communication en direct avec nos outils en ligne.

A-t-on vraiment besoin d’aller plus vite aujourd’hui ?

Le rapport du train à la vitesse change : jusqu’à il y a quelques années, la réduction des temps de trajet était privilégiée. On a dépensé des millions pour gagner une minute sur une ligne… Aujourd’hui nous privilégions plutôt la capacité à servir le plus grand nombre, les trains de la vie quotidienne. Il ne s’agit plus tellement d’être plus rapide ici ou là, mais de servir 5 % de passagers en plus dans le RER ou le TER. Nous cherchons à transporter davantage de gens plutôt que de transporter le même nombre plus vite.