Sur Chatroulette, la roue tourne pour les solitaires. | ARNAUD Meyer /PICTURETANK

C’est un nom qui semble tout droit sorti des tréfonds du Web, un ­dinosaure de la rencontre en ligne, un ancêtre de la drague face ­caméra : Chatroulette. Le site de ­vidéoconférence par webcam ­interposée, qui sélectionne pour vous de façon aléatoire des correspondants dans le monde entier, bouge toujours.

On le croyait disparu, après un succès planétaire au moment de sa création par un ado russe, en 2009, lorsque, à tout moment du jour et de la nuit, Chatroulette comptait 50 000 visiteurs, dont 15 % en France. Malgré son interface ringarde, malgré l’émergence des « cam girls » (ces femmes qui se dénudent devant leur webcam contre ­rémunération par le voyeur), Chatroulette attire toujours des visiteurs. Combien, exactement ? Impossible de le ­savoir  : le site n’a pas répondu à nos sollicitations.

5 millions de solitaires

Martin (les prénoms ont été modifiés), 32  ans, ­employé d’un centre d’appels à Lyon, s’y rend tous les jours, ou presque. Il faut échanger un bon moment avec ce petit brun à l’air ­penaud avant qu’il confie pourquoi le site fait partie de ses favoris : tous ses amis ont les uns après les autres rejoint l’heureux club des parents, et ce célibataire s’est trouvé en tel ­décalage qu’il a fini par ne plus les côtoyer du tout. Pendant ses huit ­heures quotidiennes au bureau, il échange avec des dizaines de personnes mais n’a aucune affinité avec ses collègues et personne à voir en dehors de ce ­cercle.

En France, en 2014, cinq millions de Français, soit un sur huit, affirmaient comme Martin souffrir de ­solitude – c’est-à-dire n’avoir aucune relations ­sociales, qu’elles soient familiales, amicales ou de voisinages. « Je ­rentre chez moi à 20 heures, raconte Martin. Bien souvent, je n’ai eu aucune ­interaction, en dehors des ­appels, mais ça, c’est mon boulot. Alors c’est con, c’est un peu honteux, mais, si je rencontre une personne sur Chatroulette avec qui je parle pendant vingt minutes, ça rend ma journée un peu plus sympa. »

A quelques mégabits de là, un homme, la ­quarantaine, barbe grisonnante et cheveu ras, en train d’engloutir ce qui semble être un plat de pâtes éclairé par un écran de télé. Il ne regarde même pas son ordinateur. A la réception du premier message, il coupe le son de la télévision et rapproche la webcam de son grand sourire. Stanislas, qui vit à Madrid, ­confie que le site fait quasiment partie de ses meubles. Il vit devant. Ingénieur en informatique, il travaille chez lui et voit peu de monde. Il s’est habitué à cette présence continuelle. « Comme ça, il y a tout le temps quelqu’un chez moi, lance-t-il, en riant. Quand c’est quelqu’un de sympa, ça me fait une pause. Je discute un peu, et puis je m’y remets. Ce n’est pas facile de travailler chez soi, on est isolé. »

« Un shot de confiance »

La suite est une succession d’érections face ­caméra. Difficile d’y échapper : il reste des traces de l’utilisation première du site à son lancement. Son jeune créateur, Andrey Ternovskiy, a néanmoins mis en place en 2011 un système redirigeant automatiquement vers des sites pornographiques partenaires les utilisateurs ne montrant d’eux-mêmes que leurs parties intimes. L’automate est imparfait, mais la proportion de « pop-up-pénis » a bien diminué.

La sélection aléatoire nous dépose ensuite dans ­l’appartement de Lana, 26  ans, ­localisée à Santa Fe (Etats-Unis). Ce sera la seule femme sur notre écran en plusieurs heures de ­ connexion. Elle a les cheveux longs, un maquillage précis, un regard un peu blasé, se tient bien droite devant son écran. Elle vient de temps en temps, dit-elle, pour tromper l’ennui.

« J’arrête les échanges assez rapidement. Je ne reste pas plus de quinze minutes. Après, ça devient bizarre, j’ai l’impression que c’est réel, ça m’angoisse un peu », explique Lana. Une heure passée ici, c’est pour elle une succession de compliments sur son physique, de validations de la gent masculine. « Je ne suis pas une personne très sociable. J’imagine que, si c’était le cas, je verrais des amis, mais j’en ai peu. Quand je me sens mal dans ma peau, ça me fait l’effet d’un shot de confiance en soi. Comme les like sur une photo. Je prends. Après, je ­ reviens à la vraie vie. »

Lana appuie sur la touche F2 (« next »). C’est le visage de Maurice qui remplace le sien sur notre écran. Il est retraité, vit seul près de Bordeaux. Il aurait préféré que la « roulette russe » le fasse tomber sur Lana : ce sont les frissons que Maurice cherche ici.

« J’aime bien voir de belles jeunes femmes, je peux leur parler, alors que, dans la rue, ce n’est plus de mon âge. Parfois, elles me parlent, je me sens privilégié, même si on ne se ­raconte pas grand-chose au final. Mais ça n’arriverait ­jamais dans la vraie vie. Et puis bon, ça me fait sortir un peu de mon quotidien de vieux. »

« Phobie sociale »

On atterrit enfin dans la chambre de Will, étudiant en droit à Londres. Il y a des bouquins partout et, au milieu, un grand jeune homme au visage poupin, svelte et perdu dans un tee-shirt trop large. Il est là très souvent. « J’ai une phobie sociale, confie-t-il. Interagir avec des gens me donne des angoisses. Je sors de chez moi seulement quand je dois impérativement être en cours, donc rarement, parce que je me suis débrouillé pour faire le plus gros à distance. »

Les inconnus qui défilent sur son écran sont pour Will autant d’occasions de défier sa peur. Il parle à chacun de son problème et reçoit souvent du soutien, des conseils. « J’ai 523 amis sur Facebook mais, si je dois aller au supermarché acheter du dentifrice, je suis pris d’une peur panique. C’est quand même un drôle de truc  » Un peu comme ce drôle de site, concentré de ­ notre mélancolie contemporaine.

Clarence Edgard-Rosa