Par Eric Alt, magistrat et vice-président de l’association Anticor

Le 26 avril, Antoine Deltour comparaîtra devant le tribunal de Luxembourg. Il encourt cinq ans d’emprisonnement et 1,25 million d’euros d’amende pour « vol domestique, accès ou maintien frauduleux dans un système informatique, divulgation de secrets d’affaires, de violation de secret professionnel et blanchiment-détention des documents soustraits ». Les condamnations prononcées pourraient être exécutées en France, en vertu des textes sur la reconnaissance mutuelle en matière pénale.

Antoine Deltour est à l’origine des LuxLeaks [les Luxembourg Leaks, en 2014] qui ont mis en lumière la concurrence fiscale déloyale et agressive du Luxembourg. Ces pratiques ont permis de localiser des bénéfices considérables dans ce pays, au préjudice des autres Etats de l’Union : 548 arrangements fiscaux ont été conclus entre l’administration de ce pays et plus de 300 entreprises multinationales entre 2002 et 2010. Ils leur ont permis d’obtenir des réductions de l’impôt sur les sociétés drastiques, du taux légal de 29 % à moins de 1 %.

Peu de choses ont changé

Cette affaire a révélé une économie déboussolée. Deux chiffres mettent en évidence les effets des pratiques fiscales dommageables. D’abord, sur la période 2005-2008, le Luxembourg était le premier investisseur en France, avant les Pays-Bas et les Etats-Unis.

Ensuite, les taux légaux de l’impôt sur les sociétés au sein de l’Union ont perdu 12 points de pourcentage, passant de 35 % à 23 % entre 1995 et 2014. Cette baisse des taux d’imposition va de pair avec un élargissement de la base d’imposition pour atténuer les pertes de recettes. Plus généralement, la Commission admet que les pratiques de fraude et d’évasion fiscales coûtent chaque année 1 000 milliards d’euros à l’Europe – soit le montant de la dette publique et privée rachetée par la Banque centrale européenne (BCE) pour relancer l’économie.

Pourtant, plus d’un an après les LuxLeaks, peu de choses ont changé. Quant à la situation des lanceurs d’alerte, elle a été aggravée.

Une commission d’enquête n’a pu être constituée, en raison de l’opposition des grands partis européens. Une commission spéciale, avec des pouvoirs moindres, a rendu rapport critique le 25 novembre 2015, mais sans avoir eu accès à tous les documents demandés.

Les rescrits fiscaux de complaisance n’ont pas été remis en cause. Certes, l’Union européenne a décidé qu’ils feraient l’objet d’un échange automatique d’informations entre les Etats. Mais ni le public ni même la Commission n’auront accès à ces documents.

De plus, aucune mesure ne limite l’usage des rescrits de complaisance. Leur nombre avait pourtant augmenté de 50 % entre 2013 et 2014. Le problème reste entier.

Des sanctions paradoxales ont été décidées. Le 21 octobre 2015, la Commission a dit que le Luxembourg et les Pays-Bas avaient accordé des avantages fiscaux sélectifs illégaux à Fiat et à Starbucks. Elle a donc enjoint au Luxembourg (et aux Pays-Bas) de récupérer l’impôt non payé afin de supprimer l’avantage concurrentiel injustifié dont ces sociétés avaient bénéficié. Mais si les décisions de la Commission devaient se multiplier, le Luxembourg se trouverait enrichi d’autant. Les mesures destinées à assurer la « concurrence libre et non faussée » ne sont pas vraiment adéquates pour sanctionner la déloyauté d’un Etat.

C’est notre Europe qui est malade

La situation des lanceurs d’alerte sera aggravée. En effet, la directive sur le secret des affaires fera du secret la règle et de la transparence, l’exception. Le secret d’affaires est défini de manière très large, de même que l’obtention, l’utilisation et la divulgation d’une information relevant de ce secret. Sont ainsi protégées les informations « qui ont une valeur commerciale parce qu’elles sont secrètes » ou « parce qu’elles ont fait l’objet de dispositions raisonnables destinées à les garder secrètes ». Sont sanctionnés les « comportements contraires aux usages honnêtes en matière commerciale ».

Certes, le texte prévoit que les mesures de sanctions sont rejetées quand la révélation des faits est justifiée « par l’exercice de la liberté d’expression et d’information, pour protéger l’intérêt public général, ou aux fins de protection d’un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union ». Mais il s’agit bien de faits justificatifs d’une infraction à la loi, qui devra être démontrée au cas par cas. Journalistes et lanceurs d’alerte seront donc toujours défendeurs et ce n’est pas une position confortable.

L’idée d’un statut du lanceur d’alerte dans l’Union européenne est renvoyée aux calendes grecques. Le Conseil de l’Europe, où 47 Etats sont représentés, a bien proposé le 30 avril 2014 une recommandation ambitieuse en ce sens, mais sans susciter l’intérêt de Bruxelles.

Le Luxembourg ne sera évidemment pas sanctionné, même si ses pratiques déloyales ont diminué les rentrées fiscales des autres Etats membres. Personne ne fera non plus de procès à Jean-Claude Junker, qui a occupé le poste de premier ministre du Luxembourg quand la pratique des rescrits de complaisance était répandue. Il a seulement dû répondre avec un agacement non dissimulé à quelques questions posées par les eurodéputés.

Antoine Deltour a reçu le prix du citoyen européen, le prix éthique Anticor et 100 000 personnes ont signé une pétition de soutien en sa faveur. Mais il sera seul à la barre, avec un journaliste. Ce procès aura l’apparence d’un procès de droit commun, mais la réalité d’un procès politique. Antoine Deltour a justement été pressenti pour le prix Sakharov, dissident qui avait écrit « Mon pays est malade ». Il parlait d’une URSS qui ignorait la justice sociale et qui était dominée par une bureaucratie d’Etat disposant de privilèges indus. Aujourd’hui, c’est notre Europe qui est malade.

Eric Alt est magistrat, vice-président de l’association de lutte contre la corruption Anticor, administrateur de l’association Sherpa.