Tata fait partie de ces grands prestataires de services informatiques qui tentent de faire main basse sur le système de visa H1-B. | PHIL NOBLE / REUTERS

Le Frenchie Théo Négri, 27 ans, a charmé la Silicon Valley. « C’est un grand ingénieur, il aime la technologie et il est drôle. On aime travailler avec lui », assure David Petersen, le PDG de BuildZoom, un site Internet où l’on trouve tous les professionnels de la construction immobilière. L’ancien étudiant de l’école informatique Epitech est resté un an chez BuildZoom en tant que stagiaire. Et David Petersen était prêt à l’embaucher. Mais sa demande de visa de travail H1-B a été refusée.

Théo Négri a dû repartir en France, son rêve de Silicon Valley dans les valises. Furieux, le jeune homme a voulu comprendre la raison de ce refus. Et il a découvert les dessous du H1-B. Le visa, censé attirer les talents étrangers sur le sol de l’oncle Sam, a en fait été détourné par les grands groupes consultants pour leurs besoins en développeurs bon marché.

L’armée de réserve indienne

Chaque année, début avril, le gouvernement américain ouvre les vannes du H1-B. Ce visa accepte 85 000 professionnels aux Etats-Unis pour une durée de trois ans. Chaque intéressé n’a droit qu’à une seule candidature, mais les entreprises prêtes à embaucher peuvent multiplier les dossiers qui seront ensuite tirés au sort lors d’une loterie.

C’est ainsi que les prestataires de services informatiques Infosys, Tata, Wipro, Cognizant, Accenture, Capgemini… inondent le système de milliers de candidats indiens. Et poussent vers la sortie les modestes recrues des PME de la Silicon Valley. Théo a retrouvé le nombre des informaticiens sponsorisés par ces sociétés : 14 105 chez Infosys en 2015 ; 33 359 chez Tata ; 14 900 chez Wipro… La probabilité de gagner est ainsi beaucoup plus importante du côté des prestataires de services.

Le professeur Ronil Hira, de l’université Howard, voit « l’armée de réserve indienne » squatter les visas H1-B depuis 2004-2005. Dans ses interventions devant le Congrès, il explique qu’en 2014, 13 géants de l’externalisation ont décroché à eux seuls un tiers des visas. Si plus de 10 000 entreprises ont certes concouru, elles n’ont été que 20 à se partager 32 000 visas.

« Ces informaticiens indiens interchangeables » sont beaucoup moins chers que leurs homologues américains. On les paie 60 000 à 65 000 dollars à l’année, la moitié de ce que réclame un salarié local. Tata, Infosys et les autres peuvent ainsi offrir à leurs clients américains des économies de 25 % sur les services informatiques.

La barre a été placée trop bas à 60 000 dollars

Les groupes Southern California Edison, Disney en Floride, Cargill dans le Minnesota, voire l’agence pour l’emploi de Californie ont vite mordu à l’hameçon. Ils ont même demandé aux salariés en place de former leurs substituts étrangers avant de partir. « Le programme H1-B devait permettre d’accueillir des employés réellement spéciaux, pas une main-d’œuvre bon marché qui remplace les programmeurs américains », regrette Ronil Hira. La règle du jeu impose certes aux titulaires du H1-B un salaire minimal pour protéger les cadres américains. Mais dans l’univers de la programmation, la barre a été placée trop bas, à 60 000 dollars (54 500 euros).

Les grands prestataires de services se conforment aisément à la loi et continuent de squatter le H1-B. Au grand dam des patrons de start-up locales, incapables de faire passer leurs propres candidats. C’est le cas de Mark Merkelbach, le créateur de Green Earth Operations. Son entreprise de traitement des eaux (six personnes) basée à Seattle, travaille beaucoup en Chine.

Il a donc recruté dans les universités voisines un ingénieur et un architecte paysagiste parlant le mandarin. Mais lorsque leur visa d’étudiant a pris fin, pas moyen de le remplacer par un H1-B. « Vous leur apprenez le b.a.-ba, comment travailler avec les clients, comment communiquer, et au bout d’un an, vous les perdez », explique M. Merkelbach. Le PDG a dû ouvrir un bureau à Taïwan, là où son ancien ingénieur s’est installé.

C’est ainsi que PageVamp a accéléré son internationalisation. La start-up new-yorkaise, fondée par deux anciens étudiants de l’université de Pennsylvanie propose aux petites entreprises de créer leur site à partir d’une page Facebook. Seul hic, le directeur financier, Atulya Pandey, 26 ans, est népalais. Pas moyen de décrocher un visa de travail aux Etats-Unis pour lui.

Des bureaux satellites

M. Pandey est donc retourné au Népal et PageVamp a embauché une équipe de techniciens dans son pays natal. Un autre s’est installé en Italie. Et tous communiquent avec Vincent Sanchez Gomez, le président basé à Wall Street, via vidéo conférences et logiciels de gestion de projets. La demande de visa de M. Pandey a déjà coûté 4 000 dollars, plus les frais d’avocat. Mieux vaut jouer la carte des bureaux satellites.

Les recalés du H1-B essaient, chacun à leur manière, de contourner l’obstacle. La Française Virginie Eskenazi, 26 ans, juriste du cabinet Hanson Bridgett, à San Francisco, veut tenter le visa temporaire d’affaires B1… pour passer le barreau en Californie. Théo Négri, lui, s’intéresse au visa O-1 des individus ayant un talent extraordinaire.

Ce document surnommé « visa d’artistes » est réservé à l’élite, « genre un joueur de basket ou un Prix Nobel », résume son ancien patron, M. Petersen. Le candidat doit démontrer sa capacité à impacter l’économie américaine. Les citations dans la presse sont bienvenues, la lettre de recommandation d’un sénateur ne fait pas de mal. Le très francophile M. Petersen a une idée beaucoup plus simple : le mariage avec un enfant du pays. Tous y ont pensé.