"« La montée du burn-out et des dépressions est aujourd’hui frappante et s’accompagne de taux d’absentéisme importants », expose Thierry Rochefort, professeur associé à l’Institut d’administration des entreprises de Lyon."

De 30 000 à… 3 millions. Telle est l’impressionnante fourchette qui permet d’évaluer, en France, le nombre de personnes touchées par le burn-out (épuisement professionnel). Le premier chiffre est avancé par l’Institut de veille sanitaire (InVS), le second par un cabinet spécialisé dans la prévention des risques. Une estimation pour le moins imprécise, qui en dit long sur la difficulté à appréhender aujourd’hui le phénomène.

C’est en ce sens que la ministre de la santé, Marisol Touraine, a annoncé courant février la mise en place d’un groupe de travail chargé de définir « médicalement le burn-out et la manière de le traiter ». Quelques jours plus tôt, le député socialiste Benoît Hamon avait déposé une proposition de loi visant à reconnaître cette pathologie aux contours flous comme une maladie professionnelle.

Si les travaux sur la définition du phénomène et sa prise en compte efficace en entreprise apparaissent considérables, les spécialistes du sujet s’accordent d’ores et déjà sur un constat : les cas de burn-out, et plus largement les risques psychosociaux, sont en croissance dans les milieux professionnels. « La montée du burn-out et des dépressions est aujourd’hui frappante et s’accompagne de taux d’absentéisme importants », expose Thierry Rochefort, professeur associé à l’Institut d’administration des entreprises de Lyon.

Hausse de l’intensité du stress

Signe de la progression du sentiment de mal-être au travail, le nombre de dossiers présentés pour des affections psychiques devant les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles augmente sensiblement depuis 2012. Des données que viennent corroborer les résultats d’une étude publiée à l’automne 2015 par Cegos.

Le spécialiste de la formation professionnelle s’est notamment intéressé au stress subi par les salariés. « Son intensité ne cesse d’augmenter, commente Virginie Loye, responsable des formations en ressources humaines chez Cegos. Le niveau d’intensité du stress perçu par les collaborateurs et managers a presque doublé en un an : 72 % des salariés et 79 % des managers évaluent leur niveau de stress à 7 et plus [sur une échelle de 0 à 10], contre respectivement 38 % et 41 % en 2014. »

La question du burn-out, point extrême des pathologies psychiques subies en entreprise, n’est jamais loin : le baromètre Cegos précise qu’« un quart de la population interrogée déclare avoir subi au cours de sa carrière un problème psychologique grave, de type dépression ou burn-out » (19 % chez les managers).

Les jeunes diplômés n’échappent pas au phénomène. Le champ de la recherche sur leur rapport aux risques psychosociaux reste en grande partie à explorer. Mais des enquêtes permettent de pointer leur sensibilité au stress. « Il n’épargne personne, et ce sont (…) les jeunes et les seniors qui affichent les niveaux les plus élevés », confirme Mme Loye. Le baromètre Cegos indique ainsi que, sur une échelle de 0 à 10, 48 % des 18-25 ans placent leur niveau de stress à 8 et plus, contre 37 % pour les 25-39 ans, et 40 % pour les 40-50 ans. De même, 87 % de ces 18-25 ans estiment que ce stress a un impact négatif sur leur santé, contre 83 % des 25-39 ans et 82 % des 40-50 ans.

Pourquoi seraient-ils particulièrement exposés ? Le sujet apparaît particulièrement difficile à apprécier. « Les facteurs de souffrance au travail et de déclenchement de pathologies sont multiples et ne sont pas uniquement dus à la vie en entreprise elle-même, met en garde Catherine Lainé, spécialiste des enjeux relations humaines (RH) chez Cegos. Le monde extérieur ou la vie privée peuvent être également des facteurs de stress importants. » Plusieurs éléments peuvent toutefois favoriser le mal-être au travail des nouveaux arrivants : précarité de l’emploi, peur de perdre son poste, nécessité de faire ses preuves, compétition entre jeunes talents, mais aussi l’obligation d’évoluer dans un nouvel univers dont il faut rapidement saisir les codes.

« Les jeunes diplômés doivent être capables d’intégrer ces règles pour ne pas être marginalisés, explique M. Rochefort. Il y a donc, pour eux, une question de socialisation dans l’entreprise. » En conséquence, pour Valérie Langevin, de l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité), « l’accueil des nouveaux salariés est très important. Il peut permettre de limiter les facteurs de risques psychosociaux. Favoriser l’intégration dans le collectif de travail a un effet protecteur face au stress. »

Transformation du travail

Pour comprendre le développement des risques psychosociaux en entreprise, il faut également se pencher sur « la transformation du travail » lui-même, comme l’explique Philippe Douillet, de l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail).

Qu’ils soient jeunes diplômés ou cadres plus expérimentés, les salariés doivent faire face à « un travail plus complexe, des contraintes plus fortes, des temps de réalisation réduits dans un environnement moins porteur, du fait de l’éloignement croissant du management ». Des évolutions au long cours, que le développement des technologies numériques a accentuées ces dernières années. Le climat économique morose ne pouvant, lui aussi, qu’encourager une telle tendance. « Plus il se durcit, plus les entreprises ont de pouvoirs sur leurs salariés », confirme Mme Lainé.

Ces mêmes entreprises auraient toutefois pris la mesure, ces dernières années, de la montée des risques psychiques en leur sein. Le choc provoqué par les 35 suicides au sein de France Telecom en 2008 et 2009, puis le lancement par les pouvoirs publics d’un plan d’urgence pour la prévention du stress au travail fin 2009 ont imposé aux organisations une réflexion sur le sujet. « Une prise de conscience a eu lieu, et elle a été assez largement partagée », témoigne M. Douillet.

Etudes d’impact socio-humaines

De nombreuses sociétés ont lancé des états des lieux sur les risques psychosociaux. « Beaucoup de temps a été passé sur ces diagnostics, mais les entreprises sont encore assez démunies au moment de passer réellement à l’action », estime cependant M. Rochefort. Certaines, à l’avant-garde, mènent toutefois des actions concrètes : études d’impact socio-humaines préalables au lancement de nouveaux projets, développement d’un management plus tourné vers le soutien des équipes que vers la tenue des objectifs, meilleure prise en compte de l’équilibre vie professionnelle-vie privée, notamment par le recours au télétravail…

Des avancées donc, mais également, depuis peu, des signes « d’essoufflement », perçus par M. Douillet. « Il s’agit toujours d’un sujet d’actualité, mais nous notons aujourd’hui que la mobilisation est plus difficile à impulser. Face aux contraintes économiques, la question de la santé au travail peut passer au second plan, souligne-t-il. En outre, on constate parfois un découragement dans certaines entreprises, tant il est difficile d’obtenir des résultats probants et des améliorations visibles sur ces questions. » D’autant plus que « rien n’est jamais acquis ».

Les avancées du numérique influent en continu sur l’organisation des sociétés, générant de nouvelles contraintes à prendre en compte. Dans le même temps, la recherche met en lumière, année après année, de nouvelles sources de mal-être au travail, tels l’ennui au bureau ou la souffrance éthique (l’exécution de tâches à contre-courant de ses propres valeurs). De quoi élargir encore le champ d’intervention d’entreprises souvent dépassées, mais aussi et surtout souligner la multiplicité des pathologies pouvant toucher les salariés… Et l’urgence qu’il y a à agir.