Oeuvre de Farid Belkahia. | DR

Au fond d’une impasse, sur la route de la Palmeraie, se niche l’un des lieux les plus magiques de Marrakech : le musée Farid-Belkahia. L’établissement a ouvert ses portes au public le 16 avril, deux mois après le lancement de la fondation éponyme. Un petit chemin bordé d’orangers mène à l’ancien atelier de l’artiste marocain décédé en 2014. Tables de travail jonchées de livres, étagères renfermant des pots de couleurs impeccablement rangés, boîtes à cigares empilées : le génie du lieu est intact. Au mur, coupures de journaux, photos et cartes postales restituent les obsessions du peintre. En vis-à-vis, un accrochage réalisé par sa veuve, l’écrivaine Rajae Benchemsi, offre un bon panorama de cette œuvre aux multiples accents.

Multiples, car Farid Belkahia a pris très tôt la tangente, en débordant du cadre à la fois pictural et géographique. Ce grand voyageur, qui aura sillonné l’Europe centrale à l’époque communiste, tout comme la Chine, les Etats-Unis ou l’Afrique subsaharienne, s’est abreuvé à de nombreuses alluvions. Indépendant, Belkahia n’avait pas l’âme d’un doctrinaire, pas plus que celle d’un meneur de troupes. Bien qu’il ait réalisé quelques œuvres engagées sur les prisons françaises en Algérie ou sur la famine en Somalie, il se dérobe à toute étiquette politique.

« Esperanto formel »

« Il n’est pas rentré dans le cadre idéologique postcolonial », résume Alexandre Kazerouni, coprésident d’honneur de la Fondation Belkahia et chercheur à l’Ecole normale supérieure. Conservateur au Centre Pompidou, à Paris, Michel Gauthier abonde dans le même sens : « C’est un art qui n’est pas dérivé des recettes occidentales, malgré l’influence de Paul Klee et Wassily Kandinsky, et qui ne se revendique pas non plus que des seules sources locales. Il y a chez lui quelque chose d’un folklore planétaire, d’un esperanto formel. »

Vue d'une salle d'exposition du musée Farid-Belkahia, inauguré à Marrakech, au Maroc, le 16 avril. | DR

L’éveil à la peinture de Farid Belkahia s’effectue d’abord au sein du cercle familial : son père avait accueilli chez lui aussi bien le célèbre peintre français Nicolas de Staël que des artistes polonais moins illustres. En 1955, à l’âge de 21 ans, le jeune homme s’inscrit à l’Ecole des beaux-arts de Paris. Le contexte corseté ne le séduit guère : il passera plus de temps avec les gens du spectacle et les intellectuels qu’en compagnie de ses confrères peintres. Lorsque, en 1962, de retour au Maroc, il prend la direction de l’Ecole d’art de Casablanca, il s’aligne sur la tradition de pluridisciplinarité du Bauhaus allemand plutôt que sur le système académique français. Alexandre Kazerouni le dit bien : « Pour Belkahia, le modèle des Beaux-Arts était épuisé. » Tout comme l’était un certain art officiel hexagonal.

Verve érotique

Le retour aux sources s’accompagne d’une réhabilitation de l’artisanat local. « Farid pensait avec la main », rappelle Rajae Benchemsi. L’artiste abandonne le chevalet, troque la toile pour la peau d’agneau, martèle le cuivre, se réapproprie les motifs ornementaux et signes berbères, tout en se passionnant pour les phénomènes de transe mystique. Il en résulte une œuvre aussi énigmatique que sensuelle. La verve érotique se love dans les formes circulaires et serpentines, les dômes pareils à des mamelons et les flèches phalliques.

L'ancien atelier du peintre marocain Farid Belkahia dans le musée qui porte son nom à Marrakech au Maroc. | DR

Pas d’obscénité chez Belkahia, mais de l’hédonisme. « Les jeux de l’érotisme allant du masqué au dévoilé se déploient tout au long de l’œuvre et font mentir le préjugé selon lequel il serait impossible d’aborder la sexualité dans le monde arabe », écrit avec justesse le curateur Jean-Hubert Martin dans la monographie publiée aux éditions Venise Cadre.

Cette audace sans tapage, cette habileté à embrasser la globalisation en font un modèle précieux pour les plus jeunes générations d’artistes. Rajae Benchemsi aimerait d’ailleurs lancer un système de bourses pour des étudiants, voire un programme de résidence pour les artistes. Histoire de faire du musée Farid-Belkahia un lieu vivant et non un mausolée.

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Oeuvre du peintre Fardi Belkahia.