L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

La banane. C’est, pour le dire trivialement, l’expression qui rayonnait sur les visages, voilà un mois, à la sortie d’une des projections de presse de Merci patron !, de François Ruffin. Sans doute n’est-ce pas là le signe définitif de la réussite d’un film. C’est du moins, s’agissant d’un public voué par sa profession à un fatal relativisme, un bel exploit. Lequel se renouvelle depuis lors, si l’on en croit nos sources, à chaque projection publique du film lors de la tournée des avant-premières.

De quoi s’agit-il ? D’une comédie documentaire, genre rare, plus glissant qu’une savonnette, qui doit à quelques titans, hélas méconnus – Luc Moullet chez nous, Claudio Pazienza en Belgique –, ses lettres de noblesse. Encore a-t-on affaire avec Merci patron ! à une hybridation mutante du genre, intempestivement apparié avec le cinéma militant. Quelques noms, pour éclaircir le propos : Michael Moore, Pierre Carles, The Yes Men. Voyez le topo. Un mélange de flibuste cinématographique, de lutte idéologique et de satire bien trempée, qui suscite à la fois enthousiasme et réserve. Karl Marx, version caméra cachée. Bakounine, en vidéogag.

La comédie documentaire, genre rare, plus glissant qu’une savonnette, doit à quelques titans, hélas méconnus, ses lettres de noblesse

Or, quoi de neuf avec Merci patron ! ? Rien, si ce n’est que François Ruffin – que ses pairs nous pardonnent – signe le chef-d’œuvre du genre. L’histoire semble simplette, elle va rapidement donner le vertige. Voici donc la famille Klur. Serge, Jocelyne et leur grand. Employé de ECCE (société de confection industrielle filiale du groupe LVMH) à Poix-du-Nord, le couple a perdu son emploi après la délocalisation de la production en Pologne. Quatre ans plus tard, les Klur sont au bord du gouffre, tournent à 400 euros par mois, se voient menacés d’une saisie sur la maison qu’ils ont passé leur vie à construire. Ils se disent prêts à y mettre le feu, comme dans « La Petite Maison dans la prairie », quand leur route croise celle de François Ruffin. Calaisien de naissance, journaliste, fondateur d’un journal militant très actif à Amiens (Fakir), il est un opposant de longue date au groupe LVMH, dont la politique a été très rude pour le prolétariat du Nord.

De la pochade à l’épique

Les Klur font donc partie, au départ, du film gouailleur et potache, mais un tantinet convenu, que Ruffin a lancé pour régler ses comptes avec la grande puissance ennemie. Grillé chez LVMH, où il ne peut plus mettre un pied (l’achat d’une action lui avait ouvert l’assemblée des actionnaires où il entendait protester contre la politique du groupe), il ouvre avec cette famille un nouveau front, en tenue de camouflage cette fois. Leur conseillant de réclamer un fort dédommagement ainsi qu’une promesse de CDI pour Serge dans une enseigne du groupe sous peine de révéler leur cas à la presse, il écrit la lettre et les dossiers destinés aux médias en se faisant passer pour leur fils. En temps ordinaire, une telle doléance serait sans doute restée lettre morte. Cette fois – alors que l’image de Bernard Arnault est ternie par la divulgation de sa demande de nationalité belge –, il n’en va pas de même. Un émissaire secret est missionné par LVMH, la maison des Klur se transformant en chambre d’hôtel soviétique.

Ce qui se passe à compter de ce moment est époustouflant et fait entrer la pochade militante dans l’épique, avec Ruffin en nouvel Ulysse, et les Klur en cheval de Troie. Révéler le menu de cette comédie dramatique gâcherait le plaisir du spectateur. Le taire l’inciterait peut-être à ne jamais le devenir. Optons pour la télégraphie. Soit un ex-commissaire des renseignements généraux qui négocie le silence des Klur en jouant la connivence de classe et en les prenant pour des imbéciles. Les Klur, avec leur accent au couteau et leur air populo, qui jouent avec délectation ce rôle pour mieux enfariner l’ennemi. Ruffin, faux benêt, vrai matois, qui se déguise en fils Klur comme dans les farces. Un baron socialiste enfin, secrétaire général de LVMH, qui entre dans la danse pour neutraliser le Ruffin public de Fakir qui joue sa partition autour des Klur, mentionne dans le cours de leur conversation (enregistrée à son insu) l’arrangement secret passé avec eux, permettant sans le savoir à Serge de décrocher son CDI pour de bon et au film d’exister.

Question mise en scène, tension dramatique et jubilation du spectateur, on a basculé du côté de la fiction

Blâmez le réalisateur tant que vous voulez pour ses méthodes. Suspectez, à juste raison, sa malhonnêteté de jeter un doute sur l’intégrité du film. Il n’en reste pas moins que, au regard des comportements désastreux qu’il révèle, le péché paraît véniel. Question mise en scène, tension dramatique et jubilation du spectateur, on a d’ailleurs basculé du côté de la fiction. Ernst Lubitsch (pour le quiproquo, le déguisement, le commissaire dupé dans les grandes largeurs), Frank Capra (pour le grain de sable humaniste qui détraque un système perverti), Bruno Dumont (pour la sainte et truculente simplicité flamande) ne sont pas loin. Imaginez par là-dessus les Charlots et leur tube prolo détendu de 1971 (Merci patron), et vous obtenez, sur fond de disparition prétendue du peuple, le film le plus insolemment populaire de cette nouvelle année 2016.

Documentaire français de François Ruffin (1 h 23). Sur le Web : www.jour2fete.com/index.php/films/248-merci-patron et www.fakirpresse.info