Par Manuel Cervera-Marzal

Dès le lendemain de la première nuit d’occupation, journalistes et responsables politiques adressèrent la question fatidique : « Nuit debout c’est bien gentil, mais ce mouvement sera-t-il capable de trouver un débouché politique ? » Ils passaient ainsi à côté du message que tente de faire entendre ce mouvement : l’activité politique n’est pas le monopole des partis et de leurs dirigeants. Elle se déploie aussi – et d’abord – dans les interactions quotidiennes de femmes et d’hommes qui contestent l’ordre établi, débattent de leurs problèmes respectifs, sortent de l’étroitesse de leurs existences privées et se retrouvent sur une même place pour refaire le monde. En composant avec les gens ordinaires, « Nuit debout » recompose l’ordre démocratique. Cette idée en apparence si simple suscite pourtant des résistances féroces dont témoigne cette petite musique lancinante : « Et que se passera-t-il après ? Quelle est l’étape suivante ? »

Cette question, initialement soulevée par les commentateurs extérieurs au mouvement, a désormais contaminé une partie des acteurs. On entend ça et là, à mi-voix, monter un désir pas toujours avoué : L’expérience de Podemos est-elle exportable en France ? Nuit Debout peut-il, et doit-il, déboucher sur la formation d’une organisation similaire à celle de Pablo Iglesias ? Certains se prennent à rêver que le pathétique duel Sarkozy/Juppé et la non moins soporifique primaire de la gauche seront prochainement emportés par le tsunami « Nuit debout » avec, surfant sur la crête de la vague, Frédéric Lordon (ou François Ruffin ?) dans la parure du présidentiable providentiel. Le scénario d’une imitation de la séquence espagnole ayant mené des Indignés à Podemos est séduisant. Les deux expériences sont d’ailleurs loin d’être déconnectées, tant il est vrai que la forme – occupation de places publiques – et les revendications – justice sociale et démocratie réelle – de « Nuit debout » font écho à l’aventure vécue en 2011 par nos voisins ibériques.

Mais ceux qui se prennent à rêver que « Nuit debout » débouche sur un Podemos à la française font fausse route. De nombreux éléments invitent à prendre au sérieux les différences de contexte national. Sur le plan économique, d’abord, le chômage et la précarité étaient deux fois plus élevés dans l’Espagne de 2011 que dans la France de 2016. Sur le plan politico-institutionnel, ensuite, le discrédit des responsables politiques espagnols, embourbés dans d’innombrables affaires de corruption, était lui aussi supérieur à celui de leurs homologues français. Le Parti socialiste espagnol de Zapatero avait atteint un niveau d’effondrement et de pasokisation que le PS de Cambadélis a pour l’instant évité en parvenant à sauver quelques meubles. Sur le plan électoral, enfin, Podemos s’est lancé dans la bataille lors des Européennes de 2014 qui, en raison du mode de scrutin à la proportionnelle intégrale, représentaient une rampe de lancement idéale pour une nouvelle formation politique. Au contraire, les présidentielles et les législatives françaises de 2016, fondées sur un scrutin majoritaire, entravent drastiquement l’apparition de nouveaux venus dans l’arène partisane.

Rappelons également que Podemos a vu le jour deux ans et demi après les occupations de place de mai-juin 2011. Entre-temps, en juillet-août 2011, les occupants de Plaça Catalunya et de Puerta del Sol s’étaient dispersés dans des assemblées de quartiers, qui avaient fini par s’amenuiser, avant que plusieurs de leurs membres ne se retrouvent en 2012 et 2013 dans de larges mobilisations en défense des services publics – les mareas. Ce n’est qu’au terme d’un certain reflux de la contestation sociale que l’équipe de Pablo Iglesias a jugé opportun de prolonger dans les urnes le combat anti-austérité et démocratique qui avait commencé sur les places. A cet égard, lancer prochainement un « Podemos français » serait outrageusement précipité. Certaines récentes formations politiques, comme Nouvelle Donne de Pierre Larrouturou et le Mouvement Commun de Pouria Amirshahi, s’y sont d’ailleurs brûlé les ailes. Ils n’ont pas compris que le succès de Podemos résultait en grande partie de la dynamique contestataire qui l’avait précédé.

A ce sujet, un minimum d’honnêteté oblige à reconnaître que, d’un point de vue strictement numérique, les Nuits debout françaises sont encore loin d’atteindre le niveau de mobilisation qu’a connu l’Espagne en 2011. Rappelons simplement ce chiffre : durant le mois de mai 2011, 2 millions d’Espagnol.e.s ont participé au moins une fois à une occupation de place. La France est encore loin du compte. Mais ce constat n’a ni vocation à démoraliser les courageux participants à « Nuit debout », ni à alimenter le moulin à vent des chiens de garde du régime qui se gaussent du manque de représentativité de « Nuit debout ».

Au contraire, il signifie que pour « Nuit debout », tout reste à construire, les beaux jours – au sens estival comme au sens politique – sont devant nous, la révolution nous attend, les défis ne manquent pas : massifier les occupations des places des grandes villes et y installer de façon permanente des villages autogérés ; généraliser les Banlieues debout qui fleurissent depuis quelques jours à Evry, Saint-Denis, Saint-Ouen, Fleury-Mérogis, etc. ; et construire la grève générale qui permettra à tous les travailleurs et travailleuses du pays de rejoindre sur les places leurs amis étudiants, chômeurs et retraités qui les occupent actuellement. Ces trois tâches requièrent suffisamment d’énergie pour ne pas qu’on s’époumone dans la tentative cavalière de fonder un Podemos à la française. « Nuit debout » est né en un mois de mars qui n’en finit pas de durer. Prenons le temps de savourer encore une semaine, un mois, un an. Si un débouché partisan doit venir, n’ayons crainte, il viendra. Pour l’heure, ne mettons pas la charrue avant les bœufs.

Manuel Cervera-Marzal est chercheur à l’EHESS, auteur de Les nouveaux désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? (éditions Bord de l’eau, 2016, 162 pages, 14 euros)