Sixième Nuit debout à République

Pour la sixième Nuit debout, mardi 5 avril – mouvement né de l’occupation de la place de la République après la manifestation du 31 mars contre le projet de réforme du code du travail –, les manifestants sont venus plus nombreux que les soirs précédents. L’ambiance est presque familiale. Des lycéens et des étudiants sont rassemblés, mais aussi des retraités et de très jeunes enfants, dont certains encore en âge d’être tenus dans un porte-bébé alors que leurs parents prennent en photo l’assemblée générale.

Ce grand débat à ciel ouvert dure souvent plusieurs heures. Ce soir, dès 18 heures, les témoignages se succèdent devant une foule assise, qui, selon un code hérité des « indignés » espagnols, agite les mains pour dire « d’accord » et croise les poignets pour dire « non ». Quatre heures plus tard, le parterre est toujours là, prêt à écouter une énième personne qui prend la parole. En vertu de ce qui a été voté en assemblée – car ici, on vote tout – les intervenants sont inscrits sur un carnet et attendent leur tour. Un volontaire chronomètre : pas plus de trois minutes chacun.

« Protéger les plus faibles d’entre nous »

A l’ordre du jour ce soir : les réfugiés, qui pourraient intégrer la « convergence des luttes » souhaitée par le mouvement (le collectif organisateur de la première nuit portait d’ailleurs ce nom). Des réfugiés viennent témoigner en anglais au micro. On traduit tant bien que mal : « Nous sommes syriens, soudanais, libyens. Nous voulons vivre ici. Aidez-nous. » Tonnerre d’applaudissements. Des militants, que l’on sent plus habitués à l’exercice, ajoutent que ce mouvement doit « protéger les plus faibles d’entre nous ».

Un vœu pieux ? Une jeune fille fait remarquer en riant : « Pour l’instant, on dirait plutôt une révolution bourgeoise ! » « Une révolution bobo ! », corrige son ami. Difficile en effet de dire si toutes les couches de la société sont vraiment représentées ce soir, en plein cœur de Paris, mais une chose est sûre, le mouvement tient absolument à cet espoir de convergence. Quitte à jouer le pêle-mêle, puisqu’un représentant des malentendants prendra aussi la parole pour évoquer l’insertion de ceux qui souffrent de ce handicap.

Plus tard, on évoquera aussi les ouvriers, le chômage, le code du travail, l’exercice du droit de vote. La démocratie directe montre parfois ses limites, car tout est voté à main levée, et une ovation peut rapidement laisser place à des sifflements nourris. Il suffit qu’un cameraman s’avance un peu trop près de François Ruffin, le réalisateur de Merci Patron !, venu débattre sur le rôle du cinéma en politique, pour que les noms d’oiseaux fusent.

Un couple dance sur la musique d’un guitariste lors de la sixième Nuit debout, le 5 avril, place de la République à Paris. | Olivier Laban-Mattei / Myop pour Le Monde

La difficile question des objectifs

Difficile de déterminer quelles sont les priorités de ces citoyens que l’on aurait tort d’appeler les « indignés français », car certains ne sont « pas convaincus par Podemos », le parti espagnol né du mouvement des « indignés » de la Puerta del Sol en 2011. Un membre de la commission communication nous rappelle que Podemos a échoué à « transformer les institutions ». Est-ce cela que souhaite la Nuit debout ? « En tout cas, on est tous d’accord sur un constat : la démocratie ne fonctionne plus, il n’y a plus aucun espoir de changement par la politique. »

Un constat qu’il faudra bien transformer en action, et c’est là que les discours deviennent plus flous. Les membres du mouvement ne souhaitent pas s’avancer, « car tout devra être voté ». « Il faudra du temps pour se construire », fait remarquer Simon, 35 ans, bénévole, devant la tente d’accueil. Il est peut-être tout simplement trop tôt pour savoir ce que deviendra cet espoir de changement qui ne s’est interdit aucun champ de réflexion, comme en témoignent ses assemblées de plusieurs heures. Le membre de la commission communication s’en explique : « La Nuit debout n’est pas une manifestation, c’est une opération de construction. On continuera jusqu’à aboutir à quelque chose de concret. »

A défaut de savoir ce que deviendra le mouvement, on peut déjà organiser les affaires courantes, et sur ce point les membres des commissions s’améliorent de jour en jour. Après l’opération nettoyage par les services de la ville de Paris mardi matin, des tentes ont repoussé comme par magie, avec la cantine à prix libre, mais aussi l’infirmerie, la consigne et la garderie. Des listes sont disponibles pour qui veut apporter son aide, un carton recueille des dons destinés à financer la logistique.

Convergence des luttes ou fédération des curieux ?

Un signe que le mouvement commence à durer : les stands de merguez et de brochettes sont nombreux, faisant concurrence à la cantine du mouvement. Alors que l’assemblée se poursuit à la nuit tombée, une fanfare s’est installée près de la statue de Marianne. Le centre de la place est occupé par des fêtards, assis en cercle ou pris dans la danse. A défaut de la « convergence des luttes » que le mouvement appelle de ses vœux, la Nuit debout commence à fédérer les curieux, sympathisants de gauche de tous âges.

Car ils sont nombreux, Parisiens, banlieusards et provinciaux, à êtres venus « pour voir ». Un groupe d’étudiantes assises par terre partage quelques canettes de bière. Léa, Marie et Estelle ont entre 19 et 21 ans. Elles ne sont pas spécialement militantes, mais elles sont venues « pour être entre amis », « parce qu’il fait beau ». C’est tout ? « On espère quand même que ça va devenir un truc », corrige Estelle. Annie et Stéphane, la cinquantaine, se sont engagés ponctuellement au cours de leur vie : « Pour les présidentielles en 2002, pour les retraites et pour le CPE [contrat de première embauche]. » Mais il y a trop de choses qui ne vont plus. Et, ils le savent, si la Nuit debout doit faire bouger les lignes, il faut que les gens comme eux « fassent le lien » et rejoignent les plus jeunes.

Ou alors c’est simplement que la Nuit debout mérite de la sympathie. « Comme tout mouvement de gauche qui a du sens », explique Bernard, un retraité de 73 ans qui a une petite expérience des luttes sociales. Au fret chez Air France, il s’est couché sur les pistes en 1993 pour lutter contre des suppressions de poste dans la compagnie. « Ma première manif, c’était 68 ! », ajoute-t-il fièrement.

Alors que le mouvement prend de l’ampleur dans plusieurs villes de France, les curieux pourront-ils se transformer en citoyens engagés ? « C’est possible », concède Claire, 31 ans, chercheuse en économie, qui vient pour la première fois. « Il faut voir ce que ça devient. Mais je ne participerai pas si c’est récupéré par un parti ou un syndicat. »

Des centaines de manifestants participent à des discussions lors d’une assemblée générale organisée au cours de la sixième Nuit debout, le 5 avril, place de la République à Paris. | OLIVIER LABAN-MATTEI / MYOP POUR "LE MONDE"

Blocage de la circulation dans le 5e arrondissement

Une question en particulier est revenue régulièrement : faut-il se rendre au commissariat pour soutenir les camarades lycéens arrêtés plus tôt en marge des manifestations contre la réforme du code du travail ? « On y va tous ou on n’y va pas ! », crient les uns ; « On ne peut pas suspendre l’AG ! », répondent les autres. On annonce un temps qu’ils ont été libérés. Puis, finalement, que certains d’entre eux seraient toujours retenus dans un commissariat du 5e arrondissement…

Vers 22 h 30, le boulevard Saint-Germain puis le quai de Montebello ont été bloqués pour exiger leur libération. A 2 heures du matin, le boulevard Saint-Germain était toujours bloqué, des manifestants, entourés par la police, lançaient de temps à autre : « Libérez nos camarades ! »

Vers 3 heures, une fois la tension retombée, les derniers manifestants ont accepté d’être escortés par les CRS jusqu’à la place de la République.

Le mouvement Nuit debout s’étend en dehors de Paris

La première Nuit debout hors de Paris a démarré mardi 5 avril au soir. Quelque 300 personnes se sont rassemblées dans la soirée place du Bouffay à Nantes, en cercle, dans le calme. A Rennes, près de 200 personnes se sont retrouvées, en rond sur l’immense esplanade Charles-de-Gaulle, assis sur le sol, avec couvertures, pique-nique, instruments de musique.

Près d’un demi-millier de manifestants se sont aussi réunis place du Capitole à Toulouse. A Lyon, une forte présence policière a empêché l’accès à la place Mazagran, où avaient rendez-vous les manifestants. Ces derniers se sont rendus sous le pont de la Guillotière, où 300 personnes ont ensuite débattu en assemblée générale, avant d’y passer probablement la nuit à l’abri de la pluie.