La toile "Homme assis (appuyé sur une canne)" de Modigliani, est au coeur d’une bataille juridique entre une famille spoliée pendant la guerre et un marchand d'art . | COLLECTION PRIVÉE / BRIDGEMAN

Le ministère public genevois n’a pas perdu de temps. Deux jours après avoir ouvert des enquêtes spontanées pour «procéder à des vérifications » en relation avec les révélations des « Panama papers », le parquet est passé à l’action. Le procureur Claudio Mascotto a mené vendredi 8 avril au matin une perquisition sur le site des Ports francs de Genève, dans les locaux de la société d’entreposage d’oeuvres d’art Rodolphe Haller, a appris Le Temps.

Selon nos informations, le parquet s’intéresse à un tableau de Modigliani, L’homme assis appuyé sur une canne. Une toile évaluée à 25 millions de dollars, dont les « Panama papers » auraient fait apparaître le véritable propriétaire, le collectionneur d’art David Nahmad, selon une enquête du Monde et du Matin Dimanche publiée vendredi par la Tribune de Genève. Contacté, le ministère public n’a souhaité faire aucun commentaire.

Les « Panama papers » en trois points

  • Le Monde et 108 autres rédactions dans 76 pays, coordonnées par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), ont eu accès à une masse d’informations inédites qui jettent une lumière crue sur le monde opaque de la finance offshore et des paradis fiscaux.
  • Les 11,5 millions de fichiers proviennent des archives du cabinet panaméen Mossack Fonseca, spécialiste de la domiciliation de sociétés offshore, entre 1977 et 2015. Il s’agit de la plus grosse fuite d’informations jamais exploitée par des médias.
  • Les « Panama papers » révèlent qu’outre des milliers d’anonymes de nombreux chefs d’Etat, des milliardaires, des grands noms du sport, des célébrités ou des personnalités sous le coup de sanctions internationales ont recouru à des montages offshore pour dissimuler leurs actifs.

Acquis en 1996 dans une vente aux enchères chez Christie’s, à Londres, le tableau serait la propriété d’International Art Center (IAC), une société offshore domiciliée au Panama. Depuis 2009, il est au centre d’une controverse internationale: il aurait été spolié durant la seconde guerre mondiale. C’est ce qu’affirme la société canadienne Mondex Corp, spécialisée dans la traque d’objets spoliés. Laquelle a saisi la justice américaine en 2011 pour le compte de Philippe Maestracci, un agriculteur français, petit-fils du propriétaire prétendument spolié par les nazis, Oscar Stettiner.

Jusqu’ici, la justice américaine n’était pas parvenue à établir la véritable identité du propriétaire de l’oeuvre. La famille Nahmad se serait toujours défendue de posséder le tableau, expliquant que son propriétaire exclusif était IAC. Documents à l’appui, Le Matin Dimanche affirme aujourd’hui que le seul propriétaire d’IAC, crée en 1995 par le cabinet Mossack Fonseca, n’est autre que David Nahmad depuis janvier 2014.

Si le véritable propriétaire du tableau était un mystère jusqu’à ces révélations, la présence de l’oeuvre aux Ports francs est connue depuis longtemps: la société Rodolphe Haller a déjà indiqué à la justice américaine qu’elle le stockait pour le compte d’IAC. De plus, selon une source proche du dossier, « le tableau est sorti quatre ou cinq fois des Ports francs pour être montré dans des expositions publiques ». La question de savoir à qui il appartient vraiment ne semble donc pas déterminante pour établir sa spoliation.

Mais le mystère qui entoure l’identité du propriétaire pose une nouvelle fois la question de la transparence du marché de l’art, comme des Ports francs. Contrairement aux intermédiaires financiers, les marchands d’art ne sont pas soumis à la loi sur le blanchiment d’argent. Ils n’ont donc pas l’obligation d’identifier les bénéficiaires effectifs des oeuvres. Pas plus que les Ports francs d’ailleurs : malgré un récent durcissement de la réglementation, seule l’identité du propriétaire doit figurer à l’inventaire obligatoire pour chaque objet entreposé.

Une lacune ? Directeur des Ports francs de Genève, Alain Decrausaz souhaite davantage de transparence pour cet univers : « D’une part, je plaide pour qu’à partir d’une certaine valeur, les oeuvres d’art soient dotées d’un passeport qui indiquerait non seulement les transactions dont elles ont fait l’objet, mais aussi leurs propriétaires et ayants droit successifs. D’autre part, nous attendions du législateur suisse qu’il oblige les utilisateurs des ports francs à connaître les ayants droit des oeuvres. Pour l’instant, les exigences se limitent à l’identité du propriétaire, mais des affaires comme celle-ci permettront peut-être d’accélérer l’agenda, y compris au sein des instances internationales compétentes, comme le GAFI. »

Alexis Favre (LeTemps.ch)