Ery Nzaramba dans "Battlefield", de Peter Brook. | PASCAL VICTOR/ARTCOMART

Tel un maître zen, Peter Brook épure et concentre de plus en plus son théâtre. A 90 ans, il offre avec Battlefield, créé en première mondiale, mardi 15 septembre, en son théâtre des Bouffes du Nord, à Paris, avant de partir pour une longue tournée internationale, un spectacle comme un geste parfait et suspendu, léger comme un souffle.

Brook revient ici au Mahabharata, qu’il créa en 1985 au Festival d’Avignon, et qui fut un sommet de son œuvre. Avec Battlefield (« Champ de bataille »), il extrait de l’immense épopée indienne un petit épisode inédit.

La pièce prend place à la fin de la guerre exterminatrice qui a décimé des centaines de milliers de guerriers. La Terre est une mer de boue sanglante. La guerre est née d’un conflit familial : l’opposition sans merci entre les cent frères Kauravas, dirigés par leur aîné Duryodhana, et leurs cinq cousins, les Pandavas, dirigés par leur aîné Yudhishtira. Les cent frères sont morts. Yudhishtira a gagné. Il doit maintenant devenir roi. Comment régner, comment vivre, comment reconstruire sur un sol jonché de cadavres ? Peter Brook est un malin, qui sait que notre époque sans mémoire réclame de l’art qu’il se justifie par son lien avec l’actualité. Alors, dans les entretiens qu’il a accordés avant la première, il a évoqué le contexte dans lequel nous baignons, la guerre en Syrie, le terrorisme.

C’est pourtant un tout autre sujet, bien plus profond et intemporel, qui se dégage de ce délicat prélèvement sur les millions de vers du grand poème indien : la mort, la puissance de l’imaginaire et les structures archaïques que représentent les grands mythes universels. L’on apprendra que Duryodhana et Yudhishtira étaient frères, tous deux nés de la même reine qui, alors jeune princesse, fut aimée une nuit par le Soleil, et enfanta ce fils qu’elle abandonna au fil de l’eau, comme le fut Moïse. Des frères ennemis, un guerrier maudit qu’il faut bien enterrer, comme dans Antigone, un vieux roi aveugle s’enfonçant dans la forêt pour trouver la vérité de sa mort, comme dans Le Roi Lear, et la fragilité de la vie humaine où le destin de l’homme est d’être à la fois un ver de terre et un dieu…

D’une simplicité magistrale

Dans ce spectacle où il enroule comme par jeu une histoire sur une autre, Peter Brook semble distiller la recherche de toute une vie : le théâtre comme sur une place de village en Afrique, le bruit et la fureur de l’épopée shakespearienne, le soubassement discret, mais jamais démenti, de la tragédie grecque. Tout cela avec une simplicité magistrale, que le sorcier Brook affine de spectacle en spectacle. L’espace sublime des Bouffes du Nord, ce « theatrum mundi » par excellence, magnifiquement éclairé par les lumières de Philippe Vialatte, est une caverne magique où le théâtre, conçu comme un art du conteur à têtes multiples, advient grâce à quelques morceaux d’étoffe et aux acteurs.

Et ces acteurs, tels que le maître les a choisis et dirigés, avec un art consommé, apparaissent eux aussi comme une synthèse de toute sa recherche. Ils n’appartiennent pas, pourtant, à la bande historique du metteur en scène. L’Irlandais Sean O’Callaghan porte sur lui toute une histoire shakespearienne. Quant aux trois autres, Carole Karemera, Jared McNeill et Ery Nzaramba, Belges ou Britanniques d’origine africaine, ils incarnent tout ce parcours mené par Brook avec des comédiens issus du continent noir, qui représentent pour lui l’Acteur organique et universel par excellence.

Il est là, le « champ de bataille » de Battlefield : un geste, une note suspendus, à l’image de celui du musicien Toshi Tsuchitori sur son tambour, qui clôt le spectacle. Peter Brook n’est pas venu saluer, comme il le fait toujours, en se glissant sur le plateau par une des petites portes latérales. Mais il était là, dans chaque microparticule de ce théâtre à qui il a donné son âme.

Battlefield, d’après le Mahabharata et la pièce de Jean-Claude Carrière. Adaptation et mise en scène : Peter Brook et Marie-Hélène Estienne. Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis, bd de La Chapelle, Paris 10e. Tél. : 01-46-07-34-50. Du mardi au samedi à 20 h 30 jusqu’au 17 octobre, dimanche 27 septembre à 20 heures, et les samedis 3, 10 et 17 octobre également à 15 h 30. De 14 à 30 €. Durée : 1 h 15. En anglais surtitré. www.bouffesdunord.com


Découvrez « Battlefield », samedi 26 septembre, dans le cadre du Monde Festival :

Changer le monde : c’est le thème de l’édition 2015 du Monde Festival qui a lieu les 25, 26 et 27 septembre à Paris avec Anne Hidalgo, Emmanuel Macron, Thomas Piketty, Matthieu Ricard, Evgeny Morozov, Jordi Savall… Comment réguler Internet ? Va-t-on vers la fin de la croissance ? Quels contre-pouvoirs à la civilisation numérique ? La musique peut-elle changer le monde ? Retrouvez le programme sur Le Monde Festival.