Par Josef Janning et Manuel Lafont Rapnouil

L’Allemagne comme la France a le sentiment de n’avoir pas été avare d’efforts l’une envers l’autre. Et pourtant, le moteur franco-allemand est au point mort et la construction européenne en paie le prix.

L’Europe est aujourd’hui confrontée à plusieurs défis simultanés. L’Allemagne est à l’épicentre de la crise des réfugiés, avec plus d’un million d’entrées en 2015. Aussi Berlin cherche-t-il à organiser une réponse collective européenne et attend de ses partenaires qu’ils fassent preuve de solidarité. Le terrorisme a frappé la France deux fois l’an dernier. Paris aussi cherche à organiser une réponse collective européenne et attend de même de ses partenaires des gestes de solidarité.

Dans un cas comme dans l’autre, un soutien réciproque plus déterminé pourrait probablement changer la dynamique actuelle. La solidarité et la coopération seraient alors ramenées au centre de la politique européenne. Mais le moteur franco-allemand a non seulement déçu les attentes, mais manqué une occasion de donner le ton en Europe.

Les diplomates français comme allemands affirment qu’ils ne ménagent pas leurs efforts pour garantir une coopération franco-allemande à la hauteur de ces défis. L’Allemagne a par exemple répondu avec force à la demande française de solidarité militaire après les attentats du 13 novembre. Le Parlement a autorisé, à la demande du gouvernement, un déploiement militaire significatif sous casques bleus au Mali – la mission onusienne la plus dangereuse du moment. Il a aussi autorisé l’envoi de plus de 1 000 formateurs en Irak, mais aussi d’avions de reconnaissance et de ravitaillement pour les frappes alliées conduites dans le cadre de la lutte contre l’organisation Etat islamique. Il a encore placé une frégate sous commandement français pour protéger le groupe naval du porte-avions Charles de Gaulle.

Ces décisions interviennent alors que l’Allemagne reste réticente à un engagement militaire, et que la France se plaint du manque d’engagement des Européens pour assurer leur sécurité à l’extérieur. Leur plein effet est toutefois resté limité, puisque cette solidarité ne s’est inscrite dans aucune démarche européenne plus large.

Le gouvernement français dispose d’un argumentaire similaire. Paris a significativement fait évoluer sa position jusqu’à soutenir de façon décisive l’idée de quotas de réfugiés. Depuis, malgré ses désaccords et ses contraintes intérieures, il n’a jamais fait obstacle aux initiatives de Berlin. Au contraire, il a poussé des mesures-clés comme la création de « hotspots » ou le renforcement du contrôle des frontières extérieures par Frontex. Il a aussi affiché l’unité franco-allemande avec une initiative commune pour soutenir la Grèce, malgré les négociations secrètes de Berlin avec Ankara. Il a enfin annoncé l’accélération de son effort pour accueillir sur son sol le quota de 30 000 réfugiés qu’il a accepté.

Vu d’Allemagne, cet engagement bienvenu n’est toutefois pas à la hauteur des défis actuels. Et quand le premier ministre Manuel Valls a confirmé à Munich l’engagement de la France à remplir son quota, ce message a été éclipsé par son refus explicite de la moindre hausse de ce dernier. Cette déclaration est intervenue à un moment où Berlin négociait son accord avec Ankara, et surtout à un moment où, pour la première fois depuis la réunification, l’Allemagne avait un besoin d’une solidarité européenne inébranlable tant pour faire face à la crise des réfugiés que pour sortir du piège intérieur tendu par cette crise.

Côté français, le déni ne change rien au fait que la réponse de Paris n’est pas à la hauteur des attentes de Berlin. La France semble craindre, entre autres, que le fait qu’accueillir plus de réfugiés alimente la poussée populiste actuelle. Il faut surtout craindre qu’in fine, le populisme sorte plus renforcé encore avec une solidarité européenne absente et un échec collectif à apporter une réponse efficace aux crises en cours.

Que faire alors ? Un compromis plus approfondi entre les deux pays est nécessaire. Ce compromis ne naîtra pas de la coïncidence de nos intérêts et de nos préférences, mais de la décision de surmonter nos différences pour proposer une approche collective en Europe. La voie habituelle pour une meilleure coopération franco-allemande est de travailler pour l’intérêt collectif européen, en tout cas tel que défini par Paris et Berlin, plutôt que de chercher un compromis sur la base d’intérêts étroits. Dans cet esprit, les deux gouvernements pourraient travailler à établir leur leadership conjoint sur les trois fronts suivants.

D’abord, sur la crise des réfugiés, l’Allemagne pourrait sans doute se satisfaire des engagements actuels de la France si Paris s’impliquait plus clairement pour trouver une solution sur d’autres volets : augmenter davantage sa contribution au contrôle des frontières extérieures, faciliter le soutien financier européen aux pays qui accueillent des réfugiés… Avec l’Allemagne, la France pourrait augmenter et réorienter son aide humanitaire vers les voisins de la Syrie, et mobiliser davantage leurs partenaires non-européens pour appuyer le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) et ses opérations de réinstallation. Si l’accord avec la Turquie échoue, Paris devrait travailler avec Berlin à un plan B plus activement. Les institutions européennes à Bruxelles, à commencer par la Commission européenne, verraient aussi d’un bon œil une telle attitude.

Ensuite, même un tel effort renforcé ne réglera pas la crise des réfugiés sans une action à sa source. Or jusqu’à présent, les Européens se sont imposés autour de la table dans les efforts diplomatiques pour régler la crise en Syrie, mais sans plan commun. Et les Américains pas plus que les Russes ne semblent disposés à les attendre. La réponse européenne ne peut se réduire à des frappes aériennes ou des propositions de corridors humanitaires. L’occasion représentée par le cessez-le-feu doit être saisie beaucoup plus fermement. Berlin et Paris peuvent clarifier leur position sur le rôle d’Assad pour promouvoir une stratégie sur l’instauration et la mise en œuvre de la transition qu’ils appellent de leurs vœux. Les intérêts européens dans le règlement de la crise ne seront pris en compte que si les Européens trouvent une approche commune.

Enfin, l’Allemagne et la France doivent redonner à l’UE une direction plus claire. Paris et Berlin ont maintenu leur unité pendant les négociations sur le Brexit, et ainsi préservé la possibilité d’une relance de l’intégration politique et économique. Mais une vision plus proactive que cette approche essentiellement défensive est nécessaire pour que les citoyens reprennent confiance dans le projet européen. Rien sans doute n’aura lieu avant les élections nationales en France et en Allemagne, respectivement en mai et septembre 2017. Mais des idées devraient être mises sur la table et débattues sans attendre. Si les électeurs britanniques devaient décider de rester dans l’Union, le Royaume-Uni n’en resterait pas moins une force de statu quo. L’Allemagne et la France devraient alors pousser pour une intégration approfondie de la zone euro, le cas échéant par des arrangements séparés. En cas de Brexit, il leur faudra agir ensemble contre les conséquences centrifuges en approfondissant leur coopération et en invitant d’autres à les rejoindre.

Croire que l’Allemagne et la France peuvent régler seules tous les problèmes européens serait illusoire. Mais leur solidarité insuffisante et leur manque de vision partagée tirent le tapis sous les pieds de l’Union à un moment de grandes tensions et de défis décisifs.

Josef Janning est co-directeur du Bureau de Berlin du think tank European Council on Foreign Relations (ECFR) et Manuel Lafont Rapnouil est directeur du Bureau de Paris de l’ECFR.