Le journaliste Edouard Perrin (à gauche), le premier jour du procès LuxLeaks à Luxembourg, le 26 avril. | VINCENT KESSLER / REUTERS

L’échange n’a duré que quelques minutes, mais il a marqué une brusque montée de tension dans le procès LuxLeaks. Mardi 3 mai, journée mondiale de la liberté de la presse, le procureur d’Etat adjoint du Luxembourg, David Lentz, a vivement questionné et mis en cause le journaliste Edouard Perrin sur ses méthodes de travail. Le reporter du magazine de France 2  « Cash Investigation » est accusé de complicité de violation du secret des affaires et du secret professionnel, pour avoir publié des documents fiscaux secrets obtenu via un ex-employé du cabinet PwC, Raphaël Halet. Ce dernier est inculpé à ses côtés pour les mêmes faits et pour « vol », tout comme l’autre source de M. Perrin, l’ex-auditeur Antoine Deltour.

Les deux reportages de M. Perrin, en 2012 et 2013, puis la publication des documents par le Consortium international des journalistes (ICIJ), en 2014, ont déclenché un gigantesque scandale sur les pratiques fiscales du Luxembourg. Dans la foulée, l’Union européenne s’est entendue pour imposer à ses membres de se transmettre automatiquement les rescrits fiscaux, ces accords conclus entre l’administration et les entreprises et jusqu’ici secrets.

Mais, mardi, devant le tribunal d’arrondissement du Luxembourg, M. Lentz n’a pas voulu reconnaître une quelconque valeur au travail de M. Perrin. Bien au contraire.

- Vous êtes journaliste d’investigation. Qu’est ce que le journalisme d’investigation ?, a demandé avec dédain le procureur.

- Je ne sais pas. Pour moi, un journaliste, de base, fait des enquêtes, a répondu le journaliste, qui s’exprimait pour la première fois dans cette procédure. Il s’abritait jusqu’ici derrière le secret des sources pour ne pas répondre aux enquêteurs.

Le journaliste français Edouard Perrin, l'ex-employé du cabinet PwC Raphaël Halet et l’ex-auditeur Antoine Deltour. | JOHN THYS / AFP

Le procureur l’a ensuite interrogé sur ses relations avec M. Halet. Responsable de la cellule de scanning des documents chez PwC, celui-ci est rentré comme simple secrétaire dans le groupe. Il a pris contact avec le journaliste après la diffusion du premier « Cash Investigation », en 2012, realisé à partir des rescrits fiscaux fournis par Antoine Deltour.

Dans son premier courrier électronique, M. Halet, qui a accès à tous les documents les plus confidentiels de par ses fonctions, affirme au journaliste qu’il souhaite, lui aussi, « dénoncer ce scandale fiscal auquel il participe malgré [lui] ».

- Quand M. Halet vous informe qu’il se trouve au saint du saint, vous êtes comme un enfant devant un magasin de jouets ?, interroge, goguenard, le procureur.

- Non, je suis extrêmement méfiant, rétorque le journaliste.

Une adresse intitulée centmilledollarsausoleil

Les deux hommes correspondent longuement par courriel, avant de se rencontrer physiquement à Metz, en octobre 2012. Ce n’est qu’ensuite qu’ils échangent les documents : en tout seize déclarations fiscales de multinationales. Celles-ci passent via le brouillon d’une adresse de courrier électronique intitulée centmilledollarsausoleil, créée par M. Halet, sur recommandation du journaliste.

La semaine dernière, le policier chargé de l’enquête s’était appuyé sur ce procédé pour assurer que M. Perrin « orchestrait le tout ». « Le système de la boîte morte n’a que pour unique but d’assurer l’anonymat de ma source, cela fait partie des procédés qu’on utilise régulièrement », a avancé le journaliste, mardi.

Pas question non plus d’être accusé d’avoir mis au jour des documents « hautement confidentiels ». Pour le journaliste, à la différence des rescrits fiscaux fournis par M. Deltour, les déclarations sorties par M. Halet fournissaient des informations qu’il aurait été parfaitement possible de retrouver dans les comptes annuels de chaque société. Cela aurait juste demandé beaucoup plus de temps, a assuré M. Perrin.

M. Halet est revenu sur ses déclarations

Mais le procureur a surtout voulu démontrer que le journaliste avait manipulé M. Halet pour qu’il aille chercher des documents en particulier. Au début de l’instruction, soumis à un strict accord de confidentialité avec PwC après avoir été repéré, l’ancien secrétaire avait en effet laissé entendre qu’il avait pu agir en partie sur commande. Mais il est revenu sur ses déclarations lors de son témoignage à la barre, vendredi 29 avril, assurant que le journaliste avait seulement « fait son travail ».

Visiblement énervé par ce revirement, M. Leintz s’est plongé dans les courriels échangés entre les deux hommes. « Dans certains e-mails, vous demandez des informations précises sur certaines sociétés », assure-t-il. Il cite un message où M. Perrin évoque une filiale d’ArcelorMittal. « Le 16 octobre [2012], vous dites : J’ai besoin d’élément tangible. Le 6 décembre, c’est : Faites le maximum. Ce sont clairement des indications précises », fustige-t-il.

M. Perrin lui rétorque qu’il s’agissait seulement d’une société alors dans l’actualité. Le président du tribunal abonde : « Les échanges de mails sont déjà au dossier, inutile d’en tirer des conclusions. »

Mais avant de se rasseoir, M. Leintz tente une ultime insinuation : « Etes-vous intervenu pour que M. Halet vous disculpe ? » « Le simple fait de poser cette question est une information en soit, la réponse est clairement non », répond, amusé, le journaliste. Le réquisitoire de M. Lentz est attendu pour mardi 9 mai.