Baya Charo, en mars 2016 à Malindi, sur la côte kényane. | Bruno Meyerfeld

Monsieur Charo, du haut de ses 67 ans, se lève péniblement. La cicatrice qu’il désigne dans son dos, horizontale, fait au moins 10 cm : « C’était en pleine nuit, il y a cinq ans. Mes assaillants sont venus et m’ont coupé avec la machette alors que je dormais. Plusieurs fois, ils m’ont coupé. »

Monsieur Charo ouvre la bouche, désigne une dent en moins, trace un signe d’une main tendue le long de son front : « Je me suis réveillé, j’ai vu mes assassins. C’était mon cousin et mon petit-fils. »

Personne n’a essayé de défendre le mzee (« vieux ») Baya Charo. Gravement blessé, il est transporté à l’hôpital. « Les assaillants ont été envoyés par deux de mes propres fils et deux de mes neveux, qui m’ont accusé de sorcellerie. Ce sont eux qui ont voulu ma mort », assure Baya Charo. Depuis cinq ans, il n’est jamais retourné chez lui.

Carte du Kenya. | Infographie Le Monde

Les meurtres de personnes âgées accusées de sorcellerie sont devenus quasi quotidiens sur la côte kényane. Les chiffres officiels parlent d’une centaine d’assassinats annuels dans le seul comté de Kilifi (sur les quatre que compte la côte). Les journalistes évoquent plus de 200 morts dans la région. Bien plus, selon les associations. « On perd au moins dix anciens par semaine. La plupart des meurtres ne sont pas rapportés ou enregistrés », explique Joseph Karissa Mwarandu, cofondateur du Mekatilili Wa Menza Ressource Center de Malindi, où se réfugient les prétendues sorcières, menacées de mort par leurs proches.

« Le Kenya est devenu le leader en Afrique de l’Est pour la pendaison de sorcières présumées… Il est plus sûr d’être un soldat kényan [en Somalie] qu’une sorcière », ironisait il y a quelques années déjà le quotidien Daily Nation.

Des huttes de palmier

Au « Mekatilili », seules trois « sorcières » (dont Baya Charo) sont protégées. Un autre centre, à l’intérieur des terres, accueille plus de quarante rescapés. Lesquels, tous très âgés, tous pauvres, tous illettrés, dorment sous des huttes de palmier aussi sombres que suffocantes. Dans le centre, il n’y a pas de point d’eau potable, pas d’électricité. Du linge est tendu, des pots sèchent dans un silence d’exilés. Sur les branches des arbres, les corbeaux se sont donné rendez-vous, comme attirés par une odeur de sorcellerie.

Jumma Koe, à Malindi sur la côte kényane, en mars 2016. | Bruno Meyerfeld

Devant sa hutte, la « sorcière » Zosi Mweri s’allonge par terre pour une sieste, un cageot faisant office d’oreiller. Elle ignore son âge. « Cela fait deux ans que je suis arrivée », se souvient-elle pourtant. Une mère avait accusé Zosi Mweri d’avoir tué son enfant par magie. « J’avais peur. Etre accusée de sorcellerie dans mon village, c’est la sentence de mort », raconte-t-elle.

Les motifs sont parfois plus aberrants. Ainsi cet autre vieillard, dont la presse a rapporté l’assassinat, accusé de se métamorphoser en esprit pour abuser sexuellement des jeunes filles de l’école primaire. Porter plainte ? Se tourner vers la police ? « Non, je n’y suis pas allée », avoue Jumma Koe, regard impénétrable et traits tirés, elle aussi « sorcière » protégée par le Mekatilili. « Personne ne m’aurait aidée. Ma famille, mes enfants : personne ne voudrait témoigner en ma faveur. Et puis, je n’ai pas l’argent pour payer la justice. »

« Pouvoirs surnaturels »

Baya Charo, Zosi Mweri et Jumma Koe ne sont pas protégés pas la loi, au contraire. Le Code pénal, dans l’un de ses passages les plus surréalistes (chapitre 67) et sa très officielle « loi sur la sorcellerie » (datant du 12 novembre 1925) définit les motifs passibles de sorcellerie et les punitions appropriées. On y apprend que toute « sorcière », prétendant être dotée de « pouvoirs surnaturels », capable de « causer la peur, la contrariété ou la blessure » peut être condamnée jusqu’à cinq ans de prison, voire dix, si elle en fait commerce.

« Tout le monde ici croit à la sorcellerie, explique Joseph Karissa Mwarandu. Ceux qui se disent chrétiens ou musulmans reviennent aux traditions et aux racines lorsqu’un gros problème se présente. » La sorcellerie est par ailleurs mal vue. « Mais ça n’a pas toujours été le cas, rappelle-t-il. Autrefois, on l’utilisait pour faire le bien. Par exemple, lors de longs voyages, des cérémonies magiques étaient organisées pour se protéger des animaux dangereux. Mais les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas connu cette époque. Ils voient la sorcellerie comme quelque chose de très mal. Pour eux, la seule manière de se débarrasser d’un sorcier, c’est la mort. »

La réalité est pourtant bien plus crue et la magie un prétexte bien commode. « La raison pour laquelle mes deux fils ont voulu me tuer, c’est pour prendre possession de mes terres. Aujourd’hui, ils ont mis une barrière autour de ma parcelle. Je ne peux plus y retourner », s’attriste Baya Charo. « La vérité, c’est qu’on tue les vieux pour hériter de leur terre avant qu’ils ne meurent », confirme Joseph Karissa Mwarandu. Comment, autrement, justifier les meurtres de vieillards parfois centenaires, dans un pays où l’espérance de vie est de 62 ans ?

L’effondrement du tourisme

Selon la Banque mondiale, plus de 70 % de la population côtière vivrait sous le seuil de pauvreté : bien davantage que la moyenne nationale. Ici des parents trop âgés deviennent une charge. « Les enfants tuent leurs anciens pour ne pas avoir à s’occuper d’eux », admettait déjà en 2012 le responsable de la sécurité pour le comté de Kilifi. L’effondrement du tourisme, depuis trois ans, n’a pas amélioré la situation, entraînant davantage encore de jeunes sur la route du chômage.

Le centre « Mekatilili » est ceinturé par des ordures. Une bien précaire palissade protège les trois « sorcières », toujours menacées par leurs familles. L’endroit ne bénéficie d’aucun financement public. Pour survivre, Baya Charo et les autres « sorcières » présumées vendent du tabac à la volée ou lavent les maisons du quartier. C’est Joseph Karissa Mwarandu lui-même qui nourrit les trois rescapés.

« Le gouvernement et les religieux ne veulent pas entendre parler de sorcellerie, déplore-t-il. Ils ne veulent pas reconnaître que des traditions existent toujours. » Et la situation ne s’améliore pas : de plus en plus, les attaques sont ainsi menées par des groupes armés, payés par les familles. « Ce sont des professionnels du meurtre qui se comportent comme de vrais cartels, chargés de tuer les vieux », s’alarme M. Mwarandu.

Ce dernier ne renvoie les prétendues « sorcières » chez elle qu’avec l’assurance que leur famille ne leur fera plus aucun mal. En cinq ans, seules cinq ou dix sont retournées auprès de leurs proches. C’est peu. « J’aimerais rentrer à la maison, espère Baya Charo. A mon âge, il faut que j’y retourne. Mais je dois être sûr que mes enfants m’acceptent, pour être enfin en paix. »