Manifestation pour les droits des gays au Kenya à l'occasion de la venue du président Obama à Nairobi le 26 juillet 2015. | Jonathan Ernst/REUTERS

Lameck est né loin de la côte. Kakamega, près du lac Victoria, est à 900 km de l’océan. Sur ses biceps, une ancre et un aigle tatoués s’effacent doucement. « Je suis arrivé à Mombasa en 2006 pour trouver un travail. J’avais 19 ans, je n’étais jamais allé à l’université. » Après plusieurs petits boulots mal payés, Lameck décide de se prostituer. « Avec des hommes. Des Kényans, des Arabes, des Somaliens. Je me fais 500 shillings [4,5 euros] avec des Noirs, dix fois plus avec des Blancs. » En 2010, Lameck logeait à Mtwapa, à une vingtaine de kilomètres de Mombasa. « Ce jour-là, le 12 février, la radio a diffusé une rumeur selon laquelle un mariage gay devait être organisé dans la ville. A sept heures du matin, avec mes deux autres amis gays, eux aussi prostitués, nous avons été réveillés par des cris venant de la rue. En bas de notre immeuble, Il y avait plusieurs centaines de personnes, des voisins que je connaissais, beaucoup de religieux musulmans et chrétiens. Ils criaient : “Amenez-les, on va les tuer !”, “Brûlons-les !” Il n’y avait aucune issue. »

La police met les trois hommes en prison, « afin de les protéger ». L’appartement de Lameck est saccagé, ses affaires sont volées. Finalement, des humanitaires venus de Nairobi viennent à la rescousse des détenus. Lameck est caché dans un hôtel de Mombasa, avant d’être transféré dans une maison sécurisée de la capitale kényane, où il restera près d’un mois.

« La police au cœur du problème »

Lameck est l’une des nombreuses victimes du harcèlement et des violences subies par les homosexuels sur la côte kényane. Bien que rarement appliquée, la loi kényane prohibe l’homosexualité. Celle-ci, selon le Code pénal, irait « contre l’ordre de la nature » et est punie de quatorze années de prison. Les homosexuels, dont beaucoup travaillent dans le tourisme sexuel, sont d’autant plus vulnérables que la prostitution aussi est condamnée par la loi kényane.

Lameck, jeune homosexuel kényan, a été victime d'une chasse aux gays dans la petite ville de Mtwapa, à 20 km de Mombasa. Les persécutions contre les homosexuels sont monnaie courante au Kenya. | Bruno Meyerfeld/Le Monde Afrique

Human Rights Watch (HRW) a consacré un rapport à la question, publié en septembre 2015. L’ONG de défense des droits humains y relate différentes attaques ayant visé des homosexuels depuis six ans. Celle de février 2015, à Kwale, à 20 km au sud de Mombasa donne le ton. Comme souvent, à l’origine, on trouve une rumeur. Ici : des photos et des vidéos de relations sexuelles entre des hommes et des enfants qui se répandent sur les réseaux sociaux. Personne n’en connaît l’origine exacte. Qu’importe : à Kwale, des bandes armées s’organisent immédiatement, attaquant à coups de poing et de bouteilles les travailleurs sexuels de la ville. Sous la pression de la rue, la police arrête deux hommes, supposés homosexuels, et les embarque pour « offense contre la nature ». Les officiers de sécurité, après leur avoir extorqué mille dollars, emmènent les deux « suspects » auprès du procureur du district. Ce dernier exige que des « examens médicaux » soient pratiqués afin de trouver les « preuves » de la « culpabilité » des deux hommes. Ces derniers sont transférés à l’hôpital, où ils subissent, selon HRW, des « examens anaux forcés ». « Sphincter anal intact/pas d’homosexualité détectée », détaillera l’un des rapports médicaux.

Ishamel Bahati, fondateur de Persons Marginalized and Aggrieved (PEMA) Kenya, association venant en aide aux homosexuels, nous donne rendez-vous dans une petite maison entourée de hauts murs peints en jaune, cachée au fond d’une allée, à l’écart de Mombasa. Ici se retrouve son équipe, qui recueille les doléances des homosexuels de la côte. « Pendant longtemps, on allait nous-mêmes leur acheter des médicaments contre le sida, car les hôpitaux refusaient de leur en vendre », se souvient Ishmael Bahati.

« La police est au cœur du problème, rappelle Ishamel Bahati. Les plaintes ne sont jamais prises au sérieux. Quand un homosexuel vient les voir, il s’entend répondre : Tu es vraiment gay ? Tu dois être fou ! Tu ne peux pas juste essayer d’être normal ?” » Les rackets contre les prostitués sont monnaie courante. HRW dénombre également de nombreux cas de viols perpétrés par les policiers. Personne, d’ailleurs, remarque le rapport, « n’a jamais été arrêté pour avoir participé à des violences ou pour les avoir incitées ».

Surfer sur le sentiment d’homophobie

La majorité des violences est initiée par les religieux. « C’est très facile pour nous de mobiliser les foules, explique calmement Salem Juma tout en sirotant une limonade à l’ombre d’un parasol. Lui-même, responsable d’une mosquée dans la région de Kilifi, était l’un des meneurs de la chasse aux trois homosexuels de Mtwapa, en 2010. Nous avons une grosse influence sur les journaux et les radios. On en possède d’ailleurs plusieurs », poursuit-il.

Les hommes politiques kényans ne sont pas en reste. Le président Uhuru Kenyatta a déjà qualifié les persécutions des homosexuels de « non-sujet ». Pour son vice-président, William Ruto, les homosexuels sont des « chiens », et l’homosexualité une « chose dégoûtante ». En mars, les autorités sont allées jusqu’à exiger de Google de retirer de YouTube un clip de musique kényan, « Same Love », pourtant assez sage, mais vu comme « pro gays ». Les religieux peuvent donc librement surfer sur le sentiment d’homophobie, et l’impunité accordée par les politiques. « Si nous appelons à tuer les gays, la foule ira les pendre le jour même », assure Salem Juma.

Rejetés par tous, les homosexuels de la côte trouvent un peu d’aide et de réconfort auprès de quelques hôpitaux et cliniques, tel le Kenya Medical Research Institute (KEMRI), qui offrent des traitements médicaux gratuits aux travailleurs sexuels, dont beaucoup souffrent du sida. Mais, sous les attaques des homophobes, plusieurs centres médicaux ont dû fermer, laissant les travailleurs sexuels sans traitement approprié. « Mombasa, la plus grande ville de la côte, a aussi un taux de sida supérieur à la moyenne kényane », insiste HRW.

« Trouver un partenaire riche »

« Les choses commencent cependant à changer », insiste pourtant Ishmael Bahati. PEMA Kenya, aidé de soignants, s’est engagé dans un ambitieux travail de sensibilisation qui commence à porter ses fruits. Salem Juma lui-même a rejoint l’une des « formations » de l’association, il y a quatre ans. « On nous a d’abord parlé du sida et des maladies [sexuellement transmissibles] pendant plusieurs semaines, se rappelle-t-il. Et puis, un jour, les intervenants nous ont avoué être eux-mêmes gays. Ils nous ont raconté leur histoire, comment des homosexuels devenaient mendiants car ils n’ont plus rien à manger, comment ils se battent pour survivre. Ça m’a touché. » Aujourd’hui, Salem Juma n’appelle plus à la violence. « Que les homosexuels fassent ce qu’ils veulent. Je n’approuve pas, mais ce n’est pas mon problème », explique le religieux.

Les changements sont lents à venir. Lameck aurait voulu rentrer chez lui, au bord du lac Victoria. « A Mombasa, j’ai peur, mes voisins m’espionnent, je dois sans cesse déménager, raconte le jeune homme. Depuis les émeutes, ma famille m’a rejetée et refuse de me voir. Je n’ai nulle part où aller. » Le rêve de Lameck ? « Partir à l’étranger. Trouver un partenaire riche qui m’entretienne et m’emmène ailleurs. » Loin du Kenya.

Retrouver demain le dernier volet de notre série Sur la côte kényane