Olga Boyarska dirige la polyclinique pour enfants de la banlieue de Kiev. | Arthur Bondar pour Le Monde

Un vieux tramway brinquebalant dessert le dispensaire ukrainien de protection radiologique de la population, niché au milieu de la forêt, dans le quartier de Pouchtcha-Vodytsia, au nord-ouest de Kiev. Olga Boïarska y dirige, avec poigne, une polyclinique pour enfants qui reçoit chaque année quelque 4 000 bambins.

Au nord-ouest de Kiev, dans le quartier de Pushcha-Vodytsia, le dispensaire ukrainien de protection radiologique de la population, niché au milieu de la forêt, le 22 mars. | Arthur Bondar pour Le Monde

« A son arrivée, chacun d’entre eux passe un examen complet, décrit-elle. La première étape est la mesure du taux de césium dans son organisme. Certains, notamment dans les villages isolés, mangent ce qui pousse autour d’eux, en particulier des champignons qui sont très contaminés. Parfois, le niveau de césium mesuré dépasse considérablement le taux admissible, ce qui peut provoquer des problèmes au niveau de l’estomac et des organes digestifs. L’enfant reste alors en observation quelques semaines nous avons ici 130 lits , jusqu’à ce que le niveau baisse et se stabilise. »

Les enfants passent un examen complet qui commence par la mesure du taux de césium dans leur organisme, à l'aide d'un spectromètre gamma. | Arthur Bondar pour Le Monde

« 5 000 cancers de la thyroïde chez des enfants »

Après l’explosion du réacteur de Tchernobyl, le 26 avril 1986, « plus de 5 000 cancers de la thyroïde ont été relevés chez des enfants ukrainiens, alors qu’auparavant seuls quelques cas isolés étaient signalés », rapporte la docteure. Et « le risque de développer ce cancer, à la suite de la fixation d’iode radioactif sur la thyroïde, perdure trente ou quarante ans après l’exposition ».

En 1986, Olga Boïarska travaillait dans un institut d’endocrinologie. « Après la catastrophe, personne ne savait ce qu’il fallait faire, se souvient-elle. Ce n’est que plus tard que l’on a donné de l’iode stable aux enfants pour saturer leur thyroïde. A l’époque, les autorités ont minimisé les risques, en assurant que les petites doses de radiation n’étaient pas nocives. Le 1er mai, cinq jours après l’explosion, on a même envoyé les gens défiler à Kiev, alors que les doses étaient très importantes. Au lieu de penser à sauver la population et les enfants, qui n’ont été évacués de Kiev que le 22 mai, le régime pensait à son image. Il n’était pas question de montrer que l’Union soviétique était incapable de gérer le nucléaire. »

Prise en charge difficile

Trente ans plus tard, la surveillance reste de mise. « Tous les types de cancers ont augmenté après l’accident, affirme la médecin. Et on ne connaît pas encore toutes les conséquences au niveau génétique, sur les enfants et les petits-enfants. » La prise en charge reste difficile. Il existe bien sûr des hôpitaux privés. Mais le dispensaire radiologique de Kiev, où les soins sont gratuits, est le seul du pays. Les enfants doivent s’y présenter tous les ans, mais les familles n’ont pas toujours les moyens ni le temps de faire le déplacement. Et, si l’établissement dispose de praticiens qualifiés dans toutes les disciplines, l’argent manque pour acheter des équipements neufs. « Il y a dix ans, soupire la directrice, la situation était meilleure. En dehors de nos salaires, nous ne recevons pas grand-chose. »

4 000 enfants viennent ici chaque année en consultation. | Arthur Bondar pour Le Monde

Ce témoignage n’est qu’un éclairage. Il donne pourtant à penser que le bilan humain du désastre de Tchernobyl est beaucoup plus lourd que ne le disent les chiffres officiels. Car, selon les autorités, l’accident n’aurait fait que quelques dizaines de morts. Parmi les 600 pompiers et ouvriers de la centrale présents durant les premières heures du sinistre, survenu dans la nuit, deux décédèrent sur le coup de traumatismes et de brûlures, et 237 furent hospitalisés, dont 134 avec un syndrome d’irradiation aiguë. Vingt-huit d’entre eux moururent dans les quatre mois, et 19 autres dans les vingt années suivantes. Soit 47 morts avérés. Chez les rescapés ont été observées des dégénérescences cutanées et des cataractes provoquées par l’exposition aux rayonnements.

Pas de bilan sanitaire exhaustif

Jusqu’au 10 mai 1986, plus d’un millier de pilotes d’hélicoptères ont aussi survolé le site pour étouffer l’incendie consécutif à l’explosion du réacteur en larguant sur l’installation 5 000 tonnes de sable, de bore, d’argile et de plomb. Ils ont reçu une dose moyenne de 150 millisieverts (mSv) par survol (soit 7,5 fois la dose annuelle admise pour les travailleurs du nucléaire) et certains ont été hospitalisés pour des examens médicaux, sans que les effets à long terme sur leur santé soient connus.

De 1986 à 1990, environ 600 000 « liquidateurs », des civils et des militaires venus d’Ukraine, de Russie et de Biélorussie, mais aussi de l’ensemble des républiques soviétiques, ont encore travaillé sur le site atomique et les territoires proches, pour construire le premier sarcophage et décontaminer les sols, où plus d’un million de mètres cubes de déchets ont été enterrés. Plus de 300 000 d’entre eux ont reçu une dose moyenne proche de 150 mSv, les plus exposés, pendant les premières semaines, recevant même plus de 1 000 mSv, un niveau qui représente un risque mortel. Ces « nettoyeurs » se sont ensuite dispersés dans le bloc soviétique et, bien qu’un suivi ait été mis en place dans plusieurs pays, il n’a pas été tiré de bilan sanitaire exhaustif.

Ces données sont issues du rapport de 2008, publié en 2011, du Comité scientifique des Nations unies sur les effets des rayonnements ionisants. Il concluait en substance que, faute d’une connaissance précise des doses reçues par les différentes catégories de population, il était impossible d’établir un lien formel de cause à effet entre l’exposition aux radiations et différentes pathologies, notamment cancéreuses. Il relevait toutefois que, entre 1991 et 2005, un total de 6 848 cas de cancer de la thyroïde, attribués sans équivoque aux radiations, a été recensé chez les enfants et adolescents âgés de moins de 18 ans au moment de l’accident, sur les trois républiques les plus touchées par le panache radioactif (Biélorussie, Ukraine et Russie). Sur ce nombre, quinze décès seulement ont été enregistrés.

Longue liste de pathologies

L’Organisation mondiale de la santé a estimé, en 2005, que « jusqu’à 4 000 décès » pourraient intervenir à terme au sein des liquidateurs et des habitants évacués, et un nombre équivalent parmi les quelque 6 millions de personnes vivant dans les territoires fortement contaminés. Il s’agit de projections fondées sur des calculs statistiques, qu’il est impossible de vérifier par l’observation. Mais d’autres études avancent des chiffres beaucoup plus élevés, notamment The Other Report on Chernobyl (Torch), publié en 2006, qui évoque jusqu’à 60 000 décès dus à un cancer. Des publications, reposant sur des hypothèses contestées, annoncent même plusieurs centaines de milliers de morts.

Pour le 25e anniversaire de l’accident, en 2011, le Commissariat à l’énergie atomique a publié un document brossant une synthèse des travaux sur le sujet. Tout en soulignant que ces études sont lacunaires et controversées, faute de données comparatives fiables, il énumère une longue liste de pathologies et d’affections qui pourraient être imputées à la catastrophe : leucémies et cataractes chez les liquidateurs, augmentation des risques cardio-vasculaires, anomalies chromosomiques chez les enfants, syndromes de stress post-traumatique chez les personnes évacuées, désordres psychiatriques, suicides, troubles cognitifs chez des enfants exposés in utero…

La polyclinique pour enfants de Pushcha-Vodytsia, près de Kiev, le 22 mars. | Arthur Bondar pour Le Monde

Le véritable prix humain du drame de Tchernobyl ne sera jamais connu. Mais, longtemps encore, dans le dispensaire radiologique de la banlieue de Kiev, les enfants ukrainiens viendront faire contrôler leur taux de césium.