Pierre-Franck Chevet le 29 janvier 2013. | ASN/N.Gouhier/Abaca

Président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) française, Pierre-Franck Chevet a commencé sa carrière quelques mois après la catastrophe de Tchernobyl du 26 avril 1986, au sein du Service central de sûreté des installations nucléaires. Trente ans après, il estime qu’en dépit des progrès réalisés en matière de sûreté, « un accident nucléaire majeur est possible », y compris en Europe. Il invite à garder « à l’esprit que nous pouvons aussi nous faire surprendre », comme le Japon l’a été en 2011.

Y a-t-il eu, dans le domaine de la sûreté nucléaire, un avant et un après-Tchernobyl ?

Pierre-Franck Chevet : Chaque accident significatif marque une rupture. Il y avait eu auparavant, le 28 mars 1979, l’accident de la centrale américaine de Three Mile Island, mais il était resté circonscrit [le cœur du réacteur avait partiellement fondu, sans rejets dans l’environnement]. Tchernobyl a confirmé qu’un accident nucléaire pouvait être majeur, avec des conséquences affectant plusieurs pays : en l’occurrence, non seulement l’Ukraine, la Russie et la Biélorussie, mais aussi une grande partie de l’Europe. Il s’en est suivi une prise de conscience générale que les enjeux de sûreté nucléaire demandaient une approche internationale.

Vue aérienne de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, 1986. | Volodymyr Repik / AP

Tchernobyl a fait comprendre que la sûreté ne dépend pas seulement de la technologie et de la conception des installations nucléaires

Une Convention sur la sûreté nucléaire a été adoptée, avec des obligations contraignantes pour les Etats. Des plans d’urgence (distribution de comprimés d’iode, évacuation…) ont commencé à être élaborés. La transparence a également progressé : la France a été la première à mettre en place une échelle de gravité des incidents et accidents, qui a par la suite donné naissance à l’échelle internationale des événements nucléaires (INES). Plus globalement, Tchernobyl a fait comprendre que la sûreté ne dépend pas seulement de la technologie et de la conception des installations nucléaires, mais qu’elle est aussi affaire de culture de sûreté, d’organisation, de facteurs économiques, sociaux et humains.

Les pays occidentaux n’ont-ils pas considéré qu’un tel accident était impossible chez eux ?

C’est une réaction classique. A chaque fois, certains se focalisent sur les caractéristiques propres à un accident pour en conclure que nous ne sommes pas concernés. Les réacteurs de type RBMK [c’est-à-dire réacteur de grande puissance à tube de force, un type de réacteur nucléaire de conception soviétique], comme celui de Tchernobyl, souffrent, il est vrai, de faiblesses de conception : ils n’ont pas d’enceinte de confinement et sont difficiles à contrôler. Mais des arguments similaires ont été entendus en France après l’accident de Fukushima, le 11 mars 2011 : au motif que nous ne risquons pas de tsunami et que la sismicité est modérée, nous serions à l’abri d’un événement comparable.

Ce raisonnement est erroné. En France, nous pouvons avoir des séismes ou des inondations supérieurs à ceux qui étaient prévus, des actes de malveillance contre une centrale… Penser que ça n’arrive qu’aux autres revient à ne pas tirer les conséquences d’un accident. Le Japon s’est fait surprendre. Gardons à l’esprit que nous pouvons aussi nous faire surprendre.

Fukushima, dans un pays proche de nos standards, n’a-t-il pas constitué un choc encore plus violent que Tchernobyl ?

Fukushima a entraîné une remise en cause encore plus forte, parce que le Japon est un pays qui, sur le plan économique, technique et démocratique, nous ressemble beaucoup plus que l’ex-Union soviétique et parce que ses réacteurs sont proches des modèles occidentaux, c’est-à-dire des filières présentes dans le monde entier.

Voilà pourquoi l’Europe a décidé, après ce nouvel accident, de rendre toutes ses installations nucléaires plus robustes, quel que soit le type d’agression. Des « stress tests » ont été menés, pour étudier notamment les effets de seuil qui peuvent faire qu’un séisme ou une inondation d’un niveau légèrement supérieur à celui pris en compte conduise à un accident aux conséquences inacceptables. A la suite de ces tests, l’ASN a prescrit une série de mesures reposant sur le concept de « noyau dur », pour garantir l’alimentation des réacteurs en électricité et en eau en toutes circonstances.

Toutes les leçons de Tchernobyl et de Fukushima ont-elles été tirées ?

Il faut une dizaine d’années pour tirer les enseignements d’un accident nucléaire, ce qu’on appelle le retour d’expérience. Pour Tchernobyl, globalement, les leçons ont été tirées. Elles ne le sont pas encore totalement pour Fukushima. Les Japonais eux-mêmes ne savent toujours pas où se trouvent précisément les cœurs fondus des réacteurs, et encore moins comment ils pourront les extraire. S’agissant des prescriptions faites par l’ASN aux exploitants français, il faudra encore de cinq à dix ans pour qu’elles soient complètement mises en œuvre.

Le bâtiment de l'Unité 4 du réacteur de Fukushima, au Japon, le 12 novembre 2011. | David Guttenfelder / AP

Un accident aussi grave reste donc possible en Europe ?

Si vous tracez un cercle de 100 km de rayon autour des centrales nucléaires d’Europe, vous constatez que pour beaucoup d’entre elles, plusieurs pays sont concernés

Un accident majeur, comme ceux de Tchernobyl ou de Fukushima, ne peut être exclu nulle part dans le monde, y compris en Europe, même si nous faisons tout pour le prévenir. Nous devons en tirer les conséquences. Fukushima a eu un impact radiologique dans un rayon de 100 km. Si vous tracez un cercle de 100 km de rayon autour des centrales nucléaires d’Europe, vous constatez que pour beaucoup d’entre elles, plusieurs pays sont concernés. Cela nécessite de nous coordonner et d’adopter des règles communes de protection des populations, ce qui n’est pas encore le cas. Nous progressons néanmoins dans ce sens : fin 2014, les autorités de radioprotection et de sûreté européennes sont convenues d’améliorer leur coordination transfrontalière.

Les commissions locales d’information sur le nucléaire estiment qu’en France, les plans d’urgence, qui s’appliquent dans un rayon de 10 km, sont insuffisants. Est-ce votre avis ?

Dans un premier temps, nous avons lancé une nouvelle campagne de sensibilisation au risque nucléaire autour des 19 centrales françaises, avec une distribution préventive aux riverains de comprimés d’iode, ceux distribués en 2009 arrivant à péremption. Ce travail d’éducation est indispensable. Mais à terme, les plans d’urgence devront effectivement être complétés jusqu’à un rayon de 100 km, et surtout être adaptables en fonction de l’événement. C’est la position des autorités de sûreté et de radioprotection européennes. L’idée est d’organiser une défense en profondeur. Il reste maintenant aux Etats à en prendre la décision.

Vous avez déclaré que le contexte français en matière de sûreté est « particulièrement préoccupant ». Pour quelles raisons ?

Nous sommes entrés dans une période d’enjeux sans précédent

Je ne disais pas cela il y a un an. Nous sommes entrés dans une période d’enjeux sans précédent. La plupart des 58 réacteurs français, mais aussi des sites d’Areva (combustible et retraitement) et des réacteurs de recherche du CEA, soit quelque 150 installations, ont été mis en service dans les années 1980 et approchent donc de leurs quarante ans de fonctionnement. La question est de savoir, en particulier pour les réacteurs, s’ils peuvent être prolongés, avec des normes de sûreté rehaussées. Pour y répondre, un très gros travail d’analyse doit d’abord être mené. Les travaux d’amélioration des installations nécessitent un investissement industriel considérable et un contrôle renforcé de l’ASN.

Ce qui est nouveau, ce sont les graves difficultés économiques, financières ou budgétaires des acteurs industriels du nucléaire. Le gouvernement a décidé une réorganisation de cette filière, mais celle-ci est encore en phase de transition. Or il est essentiel que les opérateurs maintiennent les compétences humaines et les investissements nécessaires à la sûreté.

Face à ces enjeux, l’ASN et son appui technique [l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire] n’ont actuellement pas les ressources nécessaires pour assurer pleinement leurs missions de contrôle. Nous avons demandé au gouvernement 150 postes supplémentaires, ce qui représente un budget d’environ 20 millions d’euros, soit une somme infinitésimale en regard des plus de 50 milliards d’euros qu’EDF prévoit d’investir dans la modernisation de ses réacteurs. Faute d’avoir obtenu ces moyens, nous sommes contraints d’arbitrer entre nos priorités, en privilégiant les installations en activité par rapport à celles en construction. Cette situation n’est pas satisfaisante.

Les difficultés financières des industriels sont-elles une menace pour la sûreté ?

Elles peuvent conduire à repousser des investissements de sûreté, ce qui ne serait pas acceptable. A cet égard, la loi de transition énergétique nous donne des pouvoirs de sanction accrus : nous pouvons frapper au portefeuille et imposer des astreintes journalières, si nos prescriptions ne sont pas respectées.

Par principe, la culture de la sûreté nucléaire n’est jamais acquise. Je précise que ce sont les investigations demandées par l’ASN qui ont permis de découvrir des anomalies sur la cuve de l’EPR de Flamanville (Manche) forgée par Areva, ce qui montre que les contrôles internes n’ont pas fonctionné.

Pour l’instant, il n’y a pas de signaux alarmants qui indiqueraient que la sûreté se dégrade en France. Mais la situation peut dériver dans les années à venir. Il nous faut rester extrêmement vigilants.