Cannes 2016 : "Aquarius" film sensuel et musical
Durée : 03:45

Sélection officielle – en compétition

Voici venue l’heure critique où le festivalier, épuisé par le manque de sommeil, la tête saturée d’images, les pieds scarifiés par les ampoules, ouvre grand la bouche en quête d’un second souffle. C’est l’heure du bilan d’étape. Et pour ce qui est de la compétition – bel alliage, malgré d’inévitables fausses notes, de propositions artistiques fracassantes (Rester Vertical, Toni Erdmann, Ma Loute…) et de films de facture classique ­(Loving, Julieta…) –, il est excellent.

La présentation, mardi 17 mai, d’Aquarius, deuxième long-métrage du Brésilien Kleber Mendonça Filho, confirme la tendance en s’imposant comme le plus beau de tous ceux qu’on a vus. En haut des marches, ses acteurs avaient organisé, mardi, un petit happening en brandissant, à l’attention des médias du monde entier, des pancartes où on pouvait lire, « un coup d’Etat a eu lieu au Brésil ». Un geste simple et fort, qui résonnait avec la froide colère et la calme détermination que Clara, le personnage principal du film, oppose au promoteur immobilier qui veut la déloger de l’appartement où elle a passé toute sa vie.

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Kleber Mendonça Filho, 47 ans, dont pas mal passés à faire de la critique de cinéma, est l’auteur des Bruits de Recife (2012), portrait énigmatique, troué, formidablement inventif, du quartier où il vit dans la capitale de l’Etat du Pernambouc, dans le Nordeste. Situé au même endroit, Aquarius en est en quelque sorte le prolongement sous une forme beaucoup plus ample, plus riche, à la fois plus foisonnante sur le plan narratif, et plus resserrée. Critique de musique réputée, Clara (Sonia Braga) est une mère et une grand-mère. Libre, jouisseuse, sexy avec sa ­crinière sauvage qui lui tombe au creux des reins, elle a survécu, quand elle était jeune, à un cancer du sein, et plus tard, à la mort d’un mari aimant et adoré. Aujourd’hui, elle vit seule avec sa bonne dans son petit appartement, au premier étage d’un immeuble sur le front de mer qu’elle est la dernière à occuper, les autres propriétaires ayant cédé aux offres du promoteur.

La fiction épouse le mouvement de la vie dans un feu d’artifice de couleurs explosives

Autour du bras de fer qui l’oppose à la toute-puissante société immobilière, la fiction épouse le mouvement de la vie dans un feu d’artifice de couleurs explosives qui intrique les sphères de l’intime et du politique. Oscillant entre moments de joie et scènes de cruauté ordinaire, elle trouve son rythme et son relief dans un tourbillon de signes qui se répondent, parfois non sans humour, à la faveur d’un subtil système d’échos. Elle se nourrit aussi bien de l’histoire d’une coupure de presse trouvée dans un vinyle d’occasion que d’un changement de coupe de cheveux, des musiques qu’écoute Clara ou de l’architecture de la ville, qui ici prend la forme d’un corps menaçant, mutant – le petit immeuble menacé de démolition apparaissant comme le dernier vestige du temps révolu de la jeunesse du personnage.

Sonia Braga dans le film brésilien de Kleber Mendonça Filho, « Aquarius ». | SBS DISTRIBUTION

Avec cette voiture qui déboule sur une plage en pleine nuit, trois jeunes gens surexcités à son bord, la séquence d’ouverture capture magnifiquement la vibration de cette époque. Sublime jeune femme coiffée d’un casque de cheveux ras, Clara est impatiente de faire découvrir à son frère et à sa petite amie un « truc nouveau » sur lequel elle a « complètement craqué ». Elle glisse une cassette dans l’autoradio, et, au son martial de Another One Bites the Dust de Queen, le film décolle, pour rebondir à l’intérieur de son appartement. On y fête les 70 ans d’une de ses tantes, une intellectuelle qui fut aussi sportive de haut niveau, militante politique, grande amoureuse, et qui s’égare dans le souvenir d’une étreinte torride pendant que ses petits-enfants récitent un texte en son honneur.

Clara qui dira, trente ans plus tard, « je suis une vieille femme et une enfant tout à la fois », en est l’héritière spirituelle. Elle passe elle-même le flambeau à son neveu, avec qui elle a noué une belle relation fondée sur la musique.

Millefeuille temporel

La mémoire et la transmission sont les grandes questions de ce film qui prend acte, à travers le drame de son héroïne, de l’anéantissement de cette classe moyenne ­culturellement éclairée à laquelle appartient Clara, sans jamais verser dans la nostalgie. Les archives dont il regorge, qui lui donnent sa texture de millefeuille temporel, rappellent que les années 1970 étaient aussi l’époque où l’on posait en photo à côté de sa voiture, « comme si c’était quelqu’un de la famille », et où l’on photographiait les enfants en coupant la tête de la nounou noire à leur côté.

A travers la gradation des actions, de plus en plus baroques, de plus en plus perverses, que le promoteur entreprend pour déloger la résistante, Aquarius offre une image surréaliste de la violence aveugle que peut produire un système capitaliste en roue libre. Cette violence culmine, à la faveur d’un grandiose retournement vengeur, dans un plan final qui vous laisse pantelant. Au mouvement mortifère qu’elle donne à voir, la mise en scène oppose des cadrages d’une sophistication plastique extrême, qui font communiquer l’intérieur et l’extérieur, des plans-séquence sensuels, amples, fluides, qui unissent les couples sur la piste de danse, d’incroyables panoramiques à la grue, qui fabriquent du lien là où la ville et les puissances de l’argent œuvrent à le détruire… Loin d’être gratuite, cette splendeur plastique est un geste politique.

AQUARIUS - Kleber Mendonça Filho Film Clip (Cannes 2016 Competition)
Durée : 01:24

Film brésilien de Kleber Men­donça Filho avec Sonia Braga, Irandhir Santos (2 h 20). Sur le Web : www.sbs-distribution.fr/distribution-france-aquarius