Réfugiés dans la cour d’un presbytère parisien, des manifestants soignent leurs blessures alors que les affrontements, jeudi 12 mai continuent de l’autre côté du mur. | Pierre Bouvier / Le Monde

« J’ai vraiment l’impression de brûler », se plaint Pascal (le prénom a été modifié), 57 ans, à demi-mot. Il prend son mal en patience, lourdement irrité par un jet de gaz lacrymogènes reçu au visage, jeudi 12 mai, lors de la manifestation contre le projet de loi travail.

Comme lui, une trentaine de personnes ont trouvé refuge, à la hâte, dans la cour d’un presbytère, en face de la paroisse Saint-François-Xavier, dans le VIIe arrondissement de Paris. Ils ont atterri dans cet improbable îlot de verdure et de calme dans la confusion des échauffourées, prenant au dépourvu des paroissiens parfois réticents. Le lieu est rapidement devenu une base de repli. Les soignants, des manifestants équipés de matériel de premiers soins, y rapatrient quelques personnes blessées ou choquées.

Dehors, les affrontements continuent d’opposer manifestants et forces de l’ordre, à quelques centaines de mètres de la place Vauban, lieu prévu de dispersion de la marche qui a réuni entre 12 000 et 50 000 personnes – selon, respectivement, la préfecture et la CGT. Le bruit des explosions de grenades résonne dans la cour, les gaz lacrymogènes franchissent l’épais mur d’enceinte. Pourtant, ces violences semblent venir d’un monde parallèle, tout proche et pourtant hors de portée. A l’écart de l’agitation, les manifestants pansent leurs plaies entre les lilas blancs et les glycines, pendant qu’un hélicoptère survole la zone à l’aplomb.

Les déboires de Pascal ont commencé alors qu’il souhaitait quitter le rassemblement :

« Les policiers voulaient nous fouiller avant de nous laisser passer. On était dans une sorte de négociation. Ils n’étaient pas du tout menacés. J’ai dit “laissez-nous passer” et l’un d’entre eux s’est avancé et m’a pulvérisé du gaz lacrymogène en plein visage à moins de trois mètres. En fait il m’a visé moi, mais c’était pour faire reculer les autres. »

Pour David Michaux, secrétaire national du syndicat UNSA police en charge des CRS : « Les sprays lacrymogènes sont l’un des moyens de défense qu’on nous donne. Sur un barrage, si un manifestant vient au contact et se montre agressif, on y a recours. Généralement on ne vise pas le visage », précise-t-il. L’ancien CRS ne peut évidemment pas répondre, a posteriori, d’une situation particulière.

Plus d’une heure après l’épisode qui le concerne, Pascal garde le visage rougi et les yeux injectés de sang. La plupart des blessés qui l’entourent ont quant à eux été touchés par des explosions, celles « des grenades de désencerclement » supposent-ils. Ils portent des traces d’ecchymoses, de plaies et de brûlures. Sylvain, professeur de philosophie de 26 ans a été touché au mollet : « Je ne souffre pas le martyr, relativise-t-il. C’est mon jean qui m’a sauvé, le mec à côté de moi était dans un état bien pire. »

Melvin, lycéen de 15 ans, assure qu’il ne reviendra plus manifester : « Au début j’ai cru que j’aillais perdre ma jambe », s’emporte-t-il. Léo (c’est un surnom), étudiante de 20 ans, attend de pouvoir sortir pour aller passer une radio de son genou : « On croit toujours que ça n’arrive qu’aux autres », souffle-t-elle.

Soignants solidaires

Pierre Bouvier / Le Monde

La jeune femme participe à la mobilisation contre la loi travail depuis plusieurs semaines. Dans les premiers temps, elle venait équipée du matériel de base pour soigner d’éventuels blessés : sérum physiologique et désinfectant. Jeudi, pour la première fois, elle a décidé de venir en tant que soignant. Au moins une quinzaine d’équipes de deux ou trois volontaires circulaient jeudi entre les manifestants, tantôt en retrait, tantôt au plus près des points d’échauffement. Dans l’idéal, chacun des groupes comporte au moins une personne exerçant une profession médicale. Les autres ont appris sur le tas les gestes qui soulagent.

Ils portent des brassards marqués d’une croix et parfois des drapeaux pour être identifiables. Dans leurs sacs : compresses, gants, gel antiseptique, Biafine, etc. « Quand tu es médic″ [soignant], tu prends un peu plus la réalité dans la tronche », constate Léo. Le mouvement, qui ne s’exprime que par le biais de communiqués rédigés collectivement, dit s’être formé, sur le tas, « face à la répression qui touche tous les mouvements sociaux ». Depuis le début de la mobilisation contre la loi travail, les volontaires parisiens constatent des cas de blessures et de détresse parfois sérieuses, comme le raconte ce témoignage d’un(e) manifestant(e) du 1er-Mai.

Sur la place Vauban, pluie de lacrymos. #Paris #manif12mai #manif12mai

Une photo publiée par Pierre Bouvier (irl) (@pibzedog) le

En plein mouvement de foule, Antoine, 15 ans, a été entraîné à l’écart par trois de ces bénévoles. Il s’est brûlé à la main en ramassant un des projectiles incandescents que les forces de l’ordre font par moments pleuvoir sur les manifestants. L’un d’eux, aide soignant de profession, désinfecte la plaie d’Antoine, lui pose un pansement et rassure le garçon désorienté : « Ne t’inquiète pas, personne ne va t’arrêter. Maintenant il faut que tu ailles à l’hôpital, j’y tiens. »

Ses copains, des lycéens nouvellement initiés, eux aussi, aux gymnastiques de la manifestation, avouent qu’ils cherchent dans le mouvement de protestation une dose d’adrénaline. Mais ils ne sont rassurés ni par les comportements de la police ni par ceux « des casseurs ». Si bien qu’au gré de la mobilisation contre la loi travail, les adolescents ont appris à s’équiper. Masque de graffeurs, lunettes de plongées, casques de vélo ou de moto : en 2016 la mode des défilés (syndicaux) est au système D.

Dans l’entrebaillement de la loude porte cochère, les manifestants observent l’évolution de la situation dans la rue. | Pierre Bouvier / Le Monde

« Désolés pour le dérangement »

L’adrénaline est retombée depuis un moment dans la cour du presbytère. Elle prend par moments des airs de cour des miracles où se circulent cigarettes, gâteaux et eau dans l’atmosphère bienveillante de la désescalade. Mais le répit n’est pas total, les manifestants en stand-by se préoccupent de ce qu’il se passe « dehors ». Au téléphone, beaucoup prennent des nouvelles de leurs amis, l’air grave.

Depuis plusieurs minutes, les soignants ne font plus la navette à l’extérieur pour chercher d’autres blessés à rapatrier. La tension est montée d’un cran sur le seuil et le père Samuel Gandon, qui surveillait jusque-là les entrées, a décidé de refermer les portes sur ce huis clos, un peu sonné. Le responsable des lieux s’accommode chaleureusement de cette réquisition à moitié consentie.

« Désolés pour le dérangement, nous essayons de sauver notre avenir », s’excuse la pancarte de Savannah. La jeune manifestante, reconnaissante d’être « à l’abri », applique de la glace sur le pied de son compagnon, allongé sur un banc. Le jeune homme repartira claudiquant. Là encore, la grenade de désencerclement est le premier suspect.

« J’ai aussi été blessée lors de la marche du 1er-Mai, se rappelle Savannah. La première fois que je suis retournée manifester ensuite, je tremblais. »

Elle accuse le coup mais « si on a peur et qu’on ne revient pas, ils [le gouvernement, la police] ont gagné ». Elle ne le sait pas encore mais à l’Assemblée nationale, la partie est jouée. En rejetant la motion de censure déposée contre le gouvernement, les députés ont validé en fin d’après-midi le projet de loi travail – qui devra encore être étudiée au Sénat.

« On fait culpabiliser les jeunes, on dit que ce sont des casseurs, s’indigne un membre de la CGT également coincé dans la cour, alors que le problème est plus profond. » Il n’a pas le temps d’accuser le gouvernement, le patronat ou le système pour les maux de la jeune génération, car le vicaire revient pour un bulletin d’information. La petite troupe afflue pour entendre ce qu’ont donné les négociations ubuesques du prêtre, penché à sa fenêtre, avec les forces de l’ordre, en faction sur le trottoir. Permission de sortir. Les policiers filment les visages déconfits qui émergent du presbytère. « Dehors », le décor devenu banal d’une bagarre dont il ne reste qu’un tapis d’éclats de verre.

Un difficile bilan des blessés lors des manifestations

  • 17 plaintes pour violences policières à Paris. Depuis le début du mouvement social contre la loi travail, 17 plaintes ont été déposées pour des faits de violences policières, relève la préfecture de police de Paris. La plus lourde impossibilité totale de travailler (ITT) délivrée dans le cadre de ces procédures est de quinze jours. Le cas emblématique de l’élève de 15 ans frappé par un policier devant le lycée Henri-Bergson, le 24 mars, a été le premier cas donnant lieu à une plainte.

  • 300 policiers blessés en France. Le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a affirmé jeudi 12 mai que 300 policiers avaient été blessés lors des différentes manifestations contre le projet de loi. Ce chiffre ne prend pas en compte les blessés du jour et concerne l’ensemble du territoire national.
  • Pour la journée du 12 mai, à Paris, la préfecture affiche un bilan qui n’a rien d’alarmant : 20 blessés légers, dont 4 manifestants, 10 personnes du service d’ordre de la CGT, 6 membres des forces de l’ordre. Et pour cause, aucune comptabilisation précise n’est effectuée. Les cas répertoriés par la préfectue sont ceux, non exhaustifs, qui leur sont communiqué par les sapeurs pompiers.
  • Pour la même journée, les soignants parisiens dans la manifestation font état de « crises d’asthme et de panique », de personnes souffrants d’acouphènes, ou encore de « suspicions de fractures ». « Un tir tendu de lacrymo a provoqué de multiples plaies ouvertes au torse et des crachats sanglants [ce qui laisse présager d’une atteinte pulmonaire] », détaillent-ils par exemple.