Voyager en Yougoslavie grâce au tout premier roman (enfin publié) de Georges Perec, se plonger dans la peau des déserteurs de la guerre des Malouines, suivre les mésaventures d’un affamé d’Harlem qui rêve de la « grande société » ou réfléchir au prétendu « triomphe » des droits de l’homme : à vous de choisir votre lecture de la semaine.

Roman. Les Tifs, de Charles Stevenson Wright

Le Tripode

Lester Jefferson aura le travail, l’argent et l’amour. Pour l’heure, rongeurs et cafards infestent son immeuble, il crève de solitude et, interdit d’assurance-chômage, ne possède pas le moindre dollar. La faute peut-être à ses cheveux crépus, sa « couronne d’épines ». Qu’à cela ne tienne. Pour appartenir à la « grande société » promise par le président Lyndon B. Johnson, le jeune Afro-Américain se lisse les cheveux. Le début d’une métamorphose, espère l’affamé d’Harlem. De déconvenues en mésaventures, rien ne se passera comme prévu dans cette bouffonne odyssée urbaine. L’auteur de cette comédie sociale, parue aux Etats-Unis en 1966, Charles Stevenson Wright, fut un météore de la littérature. Au total, à peine trois romans et une poignée d’articles. Cinquante ans sont passés. Il est grand temps de découvrir Les Tifs. Macha Séry

Les Tifs (The Wig. A Mirror Image), de Charles Stevenson Wright, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Charles Recoursé, illustré par Félix Godefroy, Le Tripode, 200 p., 22 €.

Roman. L’attentat de Sarajevo, de Georges Perec

Seuil

En 1957, Georges Perec a 21 ans et écrit son premier roman, que refuseront le Seuil et Les Lettres nouvelles. Le voici enfin publié, et la mémoire de l’écrivain n’a pas à rougir de cette publication posthume. Inspiré d’un voyage de six semaines en Yougoslavie, effectué dans l’espoir de séduire une étudiante, maîtresse d’un jeune professeur d’histoire rencontré à Paris, L’Attentat de Sarajevo relate (et rêve un peu) les aventures d’un narrateur bien décidé à en découdre avec son rival. Si l’intrigue est un peu abracadabrante, l’écriture, délicieusement retorse et ironique, épouse avec autant de tendresse que d’autodérision les mouvements du cœur et de la psyché d’un jeune homme qui aspire à surmonter ses propres entraves et à accéder à l’âge d’homme. Ce texte offre la chance de lire un ouvrage de Perec moins contrôlé que ses œuvres postérieures, dont les maladresses même sont autant de points d’accès à une sensibilité et une émotivité pas encore bridées par ce que l’écrivain nommera plus tard son « écriture carapace ». Florence Bouchy

L’Attentat de Sarajevo, de Georges Perec, Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 208 p., 18 €.

Roman. Sous terre, de Rodolfo Fogwill

Denoël

Ils se sont surnommés les Tatous, car, comme ce mammifère d’Amérique, ils ont choisi de vivre sous terre plutôt que de continuer à risquer leur vie dans un conflit auquel rien ne les a préparés. Dans ce grand roman de la guerre des Malouines (avril-juin 1982), écrit avant même que celle-ci ne soit terminée, Rodolfo Fogwill imagine le quotidien de ces déserteurs argentins dans une tranchée qu’ils ont aménagée de leurs mains. D’une écriture vive, au plus près des faits, se gardant de toute considération morale, l’auteur relate les expéditions menées à tour de rôle pour rapporter des vivres, volés au camp argentin ou monnayés auprès de l’armée britannique contre des renseignements stratégiques. Les sorties, que les Tatous effectuent au péril de leur vie, donnent lieu à de poignantes descriptions des horreurs de la guerre – le froid, la peur, la mort –, portées par une poésie sombre. Roman très célinien, marqué par une puissante oralité et de nombreux dialogues comme taillés à la serpe, Sous terre livre une critique impitoyable de la dictature argentine. Se glissant dans la peau de ceux qui n’ont pas choisi de se battre, il dit surtout l’urgence de graver leurs témoignages, fussent-ils inventés, loin de la propagande belliqueuse d’un régime qui se croyait tout-puissant. Ariane Singer

Sous terre (Los Pichiciegos. Visiones de une batalla subterránea), de Rodolfo Fogwill, traduit de l’espagnol (Argentine) par Séverine Rosset, Denoël, 192 p., 14 €.

Essai. Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, de Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère

Seuil

Deux philosophes, Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, se penchent, dans Le Procès des droits de l’homme, sur l’actuelle déploration d’un prétendu « triomphe » des droits. Rien de pamphlétaire ici. Au contraire, afin d’en saisir la nature spécifique, ils prennent soin de rassembler toutes les critiques énoncées depuis la Révolution, y compris celles des progressistes, à l’encontre des droits de l’homme, et en proposent une remarquable typologie, montrant les griefs partagés.

Ce travail de synthèse, sérieux et accessible, leur permet d’éclairer le moment des années 1980 où s’est reformulée l’idée des droits de l’homme comme menaçant le bien commun et mettant en danger la cohésion du corps politique. Celle-ci est portée (au même moment et pourtant de manière déconnectée) en France par Marcel Gauchet et Pierre Manent, aux Etats-Unis par Michael Sandel et le courant des philosophes communautariens. On peut pourtant défendre une conception « politique » des droits de l’homme qui échappe à ces critiques, défendent vigoureusement les auteurs dans leur conclusion. Julie Clarini

Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, de Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, Seuil, « La couleur des idées », 352 p., 22 €.