Le bac du débarcadère du Beach, à Brazzaville, qui fait la navette sur le fleuve entre les capitales des deux Congos, Brazzaville et Kinshasa. | PATRICK FORT/AFP

C’est une décision de la plus haute importance que rendra, le 3 juin, la cour d’appel de Paris dans l’affaire dite des « disparus du Beach », du nom du débarcadère fluvial de Brazzaville, où des dizaines de personnes qui avaient fui la guerre civile au Congo ont disparu à leur retour d’exil en mai 1999.

A l’issue des débats juridiques très techniques, organisés vendredi 13 mai devant la chambre de l’instruction de la juridiction parisienne, les magistrats se sont donné environ trois semaines de réflexion avant de dire s’ils accèdent ou non à la demande du général Norbert Dabira, inspecteur général des forces armées congolaises, d’obtenir l’annulation pure et simple de son interrogatoire du 5 décembre 2014.

Marathon judiciaire

Selon différents témoignages, le rapport de forces n’a pas été favorable au général Dabira ni à son avocate, Me Cathy Richard, lors des discussions à huis clos devant la cour d’appel.

En effet, les parties civiles, représentées notamment par l’Association des familles des disparus, la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) ainsi que la procureure générale Bernadette Anton-Bensoussan ont rejeté la demande du général Dabira puis plaidé pour la poursuite normale de l’instruction.

Mis en examen en août 2013, après son interpellation à la sous-préfecture de Torcy (Seine-et-Marne), où il était venu renouveler son titre de séjour, le général Dabira avait déjà tenté vainement par trois fois d’obtenir l’annulation des poursuites. Il avait alors soulevé comme levier tantôt le non-respect du délai raisonnable par le juge d’instruction, tantôt l’autorité de la « chose jugée », en référence au procès organisé en août 2005 devant la chambre criminelle de la cour d’appel de Brazzaville qui avait acquitté tous les prévenus, dont les généraux Dabira, Pierre Oba et Blaise Adoua.

Outre l’acquittement général, les magistrats congolais avaient accordé près de 15 000 euros de dommages et intérêts à chacune des familles des victimes parties civiles lors du procès de Brazzaville. L’indemnisation a finalement été payée par l’Etat congolais.

Ces deux temps forts du procès de Brazzaville ont convaincu d’autres parties civiles de douter de son caractère impartial et de s’en remettre à l’enquête débutée en France à la suite d’une plainte pour « crimes contre l’humanité » déposée en décembre 2001 par Me Henri Leclerc au nom de la FIDH et de l’Observatoire congolais des droits de l’homme (OCDH).

Une affaire relocalisée à Paris

C’est d’abord le parquet de Meaux (Seine-et-Marne), territorialement compétent du fait de la domiciliation du général Dabira à Villeparisis, qui a ouvert en janvier 2002 une information judiciaire contre X pour « crimes contre l’humanité, crimes de tortures, enlèvements de personnes suivis de disparitions ». Celle-ci avait conduit dès mai 2002 au placement en garde à vue du général Dabira, suivi en octobre de la même année de l’interpellation de Gérard Bitsindou, ministre à la présidence du Congo, chargé du cabinet du chef de l’Etat et du contrôle de l’Etat au moment des faits.

Tous deux avaient formellement nié toute responsabilité dans les faits.

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De passage à Paris, Jean-François Ndenguet, directeur général de la police nationale congolaise (toujours en poste) avait été, pour sa part, interpellé le 1er avril 2004 puis placé en détention à la prison de la Santé avant d’être libéré presque aussitôt à l’issue d’un référé-liberté examiné le 3 avril à 2 heures du matin par la cour d’appel de Paris. Fait inédit dans les annales judiciaires depuis la Libération.

Décision politique ou pas, sur la demande du procureur général, le président de la chambre de l’instruction de la cour d’appel avait suspendu par arrêt rendu en novembre 2004 l’ensemble de l’instruction du dossier des « disparus du Beach ». La mesure avait provoqué la satisfaction des autorités congolaises, le soulagement du gouvernement du président Jacques Chirac dont on connaissait la proximité avec Denis Sassou-Nguesso, mais la consternation des parties civiles. Lesquelles ont formé un pourvoi devant la Cour de cassation, qui leur a donné raison en janvier 2007 avant de renvoyer l’affaire devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Versailles.

Les magistrats versaillais avaient, de leur côté, annulé l’ensemble des pièces concernant Jean-François Ndenguet et transféré ensuite le dossier au juge d’instruction de Meaux pour la poursuite de l’information.

Avec la création du pôle « génocide et crimes contre l’humanité » à Paris en janvier 2012, l’affaire des « disparus du Beach » a finalement été relocalisée dans la capitale. Chargée du dossier, la juge Emmanuelle Ducos a ainsi entendu en septembre 2013 l’ancien ministre délégué à la défense, Justin Lékoundzou Itihi, et, en novembre de la même année, le colonel Patrice Mayouma, chef du service des investigations à la Direction générale de la surveillance du territoire (DGDST) à l’époque des faits. Un réquisitoire supplétif a par ailleurs été délivré, toujours en septembre 2013, contre le général Pierre Oba, ministre de la sécurité publique au moment de l’affaire et actuellement ministre des mines et de la géologie dans le gouvernement de Clément Mouamba.

Vive colère de Denis Sassou-Nguesso

Les développements judiciaires de ce dossier sont surveillés comme le lait sur le feu par le pouvoir de Brazzaville. Et pour cause : la plainte déposée en 2001 par la FIDH visait nommément le président Denis Sassou-Nguesso, le général Pierre Oba, le général Nobert Dabira, le général Blaise Adoua, patron de la Garde républicaine.

Sur la base d’indices le mettant directement en cause, le juge d’instruction avait, en septembre 2002, à l’occasion d’une visite de travail en France et en février 2003, en marge du sommet Afrique-France, tenté d’obtenir la déposition écrite de Denis Sassou-Nguesso.

Le président congolais avait piqué une vive colère et qualifié le magistrat instructeur de « petit juge ». Les autorités congolaises ont par la suite exploré tous les moyens possibles pour freiner la poursuite des investigations en France. Elles ont ainsi saisi en décembre 2002, avec les encouragements du gouvernement français d’alors, la Cour internationale de justice (CIJ) pour qu’elle ordonne la suspension de la procédure d’instruction en France au motif qu’elle violerait la souveraineté du Congo.

Après l’échec de cette démarche, le ministre congolais de la défense avait transmis en 2004, via le Quai d’Orsay, une note à la justice française indiquant que le général Dabira a reçu de sa hiérarchie des instructions pour ne plus déférer aux convocations du juge d’instruction.

Autre élément de la stratégie du pouvoir congolais, l’accès aux services de plusieurs poids lourds du barreau parisien parmi lesquels Francis Szpiner, Jean-Pierre Versini-Campinchi et feu Jacques Vergès.

Plusieurs sources soutiennent que l’organisation du procès de Brazzaville en août 2005 a été inspirée par les avocats français du Congo afin de se prévaloir de l’autorité de la « chose jugée ». Toutefois, l’argument n’a pas fait mouche.

Volet onusien de l’affaire

Pour des raisons tout à fait différentes, les Nations unies ont également intérêt à suivre les suites de l’enquête menée par la justice française. Car c’est sur la base d’un accord tripartite entre le Congo, le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) et la République démocratique du Congo (RDC) que les réfugiés, qui avaient fui la guerre civile de 1997, avaient accepté de revenir par le Beach de Brazzaville. Que savait donc le HCR sur les disparus ? Les magistrats français prennent d’autant plus au sérieux cette piste qu’ils ont adressé en mars 2004 et en décembre 2010 deux commissions rogatoires aux autorités suisses afin qu’elles entendent les membres du HCR présents au moment des faits. L’agence onusienne basée à Genève y a opposé l’immunité diplomatique de ses agents.

En dépit de ce revers, les familles des disparus continuent de s’en remettre entièrement à la justice française pour connaître ce qui s’est réellement passé ce jour du mois de mai 1999 où plus d’un millier de réfugiés congolais étaient revenus au pays natal. Avec l’espoir de rentrer dans leurs familles. Ce que des dizaines d’entre eux ne feront jamais.

« J’attends toujours de connaître la vérité, de retrouver le corps de mon fils et d’entamer enfin mon travail de deuil », a affirmé l’ancien colonel congolais Marcel Touanga, dont le fils, un gendarme, compte parmi les disparus.

L’affaire des « disparus du Beach » en 7 dates

  • Mai 1999 A la fin de la guerre civile qui avait enflammé la République du Congo de Denis Sassou-Nguesso, des dizaines de personnes disparaissent à leur retour d’exil quelques heures seulement après leur arrivée au Beach de Brazzaville, le débarcadère fluvial de la capitale congolaise.

  • 7 décembre 2001 Plainte pour « crimes contre l’humanité, disparitions et tortures » de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), de l’Observatoire congolais des droits de l’homme (OCDH) et de la Ligue française des droits (LDH) auprès du procureur du tribunal de grande instance de Paris.

  • 2 avril 2004 Incarcération à la prison de la Santé, à Paris, de Jean-François NDengue, directeur général de la police congolaise.

  • 22 novembre 2004 Suspension de l’instruction dans la procédure française par la cour d’appel de Paris.

  • 17 août 2005 La chambre criminelle de la cour d’appel de Brazzaville prononce l’acquittement général de toutes les personnes poursuivies.

  • 10 janvier 2007 La Cour de cassation casse la décision de la cour d’appel de Paris d’annuler l’instruction et renvoie le dossier devant la cour d’appel de Versailles.

  • 30 mars 2012 Transfert de Meaux à Paris de l’ensemble de la procédure.