Ed, la « baleine » du jeu « Clash of Clans », à Angoulême le 12 mai. | Julien Villedieu/SNJV

« Comment je suis devenu une baleine. » Vendredi 12 mai, lorsque Ed arrive sur scène sous le titre de sa communication, un moment de stupéfaction amusée parcourt la salle. Depuis la veille, l’amphithéâtre de l’Ecole nationale du jeu et des médias interactifs numériques du Cnam (Enjmin), à Angoulême (Charente), accueille le Videogame Economics Forum, un salon professionnel auquel était convié Le Monde et où les précédentes conférences portaient sur de très sérieuses questions de montages financiers, d’aides régionales et de stratégies marketing.

Ce Finlandais de 30 ans, au petit sourire repu sur un costume rayé bleu ciel, appartient à « l’autre côté de la barrière » : il est joueur, et de l’espèce la plus rare et la plus courtisée, celle des whales (« baleines »), ces joueurs capables de dépenser plusieurs centaines, voire milliers, d’euros dans un seul et même jeu pour progresser plus rapidement. L’industrie en parle avec fascination et incompréhension, faute de savoir réellement qui ils sont.

Une première cigarette nommée Angry Birds

La plupart s’imaginent des personnes oisives incapables de gérer leur argent. « Ce n’est pas du tout le cas. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de raconter mon cas », explique au Monde celui qui a déboursé plus de 20 000 euros dans le jeu mobile Clash of Clans, au plus haut du classement duquel il s’est hissé.

Ed (il souhaite rester anonyme) a une vie professionnelle. Négociant en champagne au train de vie confortable, il a découvert les joies du pixel sur le tard, sur mobile, un peu par défaut. « Je ne fume pas, explique-t-il, donc au travail, quand des gens fumaient, moi je jouais à Angry Birds », un des premiers phénomènes du jeu vidéo sur smartphone.

« Clash of Clans » est un jeu de stratégie mobile conçu en Finlande et qui connaît un succès mondial depuis quatre ans. | Supercell

C’est en décembre 2012 qu’il fait la découverte de Clash of Clans, un jeu de stratégie dont la presse nationale fait grand écho : cette production purement finlandaise est en train de s’imposer comme le nouveau phénomène du jeu mobile – trois ans plus tard, elle reste d’ailleurs le jeu le plus rentable du marché. Son principe ? Il est entièrement gratuit, mais il est permis d’améliorer son armée plus vite en déboursant de petites sommes. Par curiosité, il s’y essaie. Puis se laisse prendre petit à petit au jeu, de manière investie, mais rationnelle.

« Je ne prends pas de plaisir à dépenser de l’argent, donc j’utilise des gemmes [la monnaie d’échange de Clash of Clans] tout le temps, et je n’achète des améliorations que pour les troupes que j’utilise souvent », explique-t-il dans un charabia de spécialiste du jeu. Passer du temps sur son mobile à accumuler les microtransactions ne le dérange pas. « En fait j’économise de l’argent en jouant à Clash, au lieu d’aller dépenser de l’argent à boire des coups », glisse-t-il à la salle hilare. Au début de 2013, il se hisse dans le top 10 mondial, sous le pseudonyme de Ze Jodecast.

« Un bon jeu vidéo, c’est comme un bon vin »

L’homme a un rapport très particulier à la fois à l’argent et aux jeux vidéo, qu’il voit tous deux à travers le prisme de son métier. Au Monde, il précise : « Un bon jeu vidéo, c’est comme un bon vin. Ce sont les consommateurs qui fixent son prix. Si votre vin est vraiment très bon, alors les gens seront prêts à le payer très cher », assure-t-il un verre à la main. Avant de confier avoir regretté de n’avoir pu payer que quelques euros pour Angry Birds, alors qu’il en vaut, à ses yeux de passionné, plusieurs centaines.

En octobre 2013, Ed met involontairement le doigt dans l’engrenage de YouTube, après avoir mis en ligne une simple vidéo de partie, sur une tablette, filmée de manière artisanale par un smartphone. « J’ai eu beaucoup de retours, les gens m’ont demandé de créer une chaîne mais je ne suis pas youtubeur », s’excuse-t-il. Il s’y résout finalement et, sans jamais se montrer à la caméra, fidélise quelque 60 000 abonnés.

Clash of Clans | ELITE WAR InTheDark vs درع الجزيرة ٢ - Part 2 - LIVE 3 Star Attacks OMG
Durée : 18:38

Le yacht-club du jeu mobile

Lui, en revanche, ne regarde pas les autres vidéastes. YouTube est une plate-forme « regardée par les enfants et les pauvres », explique-t-il de manière désinvolte dans une diapositive. Gêne dans la salle. Ed vit dans un autre monde. « Les baleines ont des amis, les autres baleines, pointe-t-il d’un air évident. Nous ne sommes pas des gamers, à quelques exceptions près, nous sommes des gens qui ont réussi leur vie et ont du temps. »

« Les enfants et les pauvres regardent les youtubers importants », explique Ed à l’assistance consituée de professionnels. | W.A.

Et d’expliquer ses échanges avec d’autres monomaniaques de Clash of Clans aux quatre coins du monde, et le sentiment gratifiant d’appartenir à une société élitiste, une sorte de yacht-club du jeu vidéo : dans son clan, tous les membres ont dépensé au moins 20 000 euros dans le titre du studio Supercell. Dans l’amphithéâtre, il diffuse une diapositive où une vingtaine de personnes posent en costume chic, sourire radieux, un verre de champagne à la main.

C’est l’un de ces amis, qui avait dépassé les 100 000 euros investis dans Clash of Clans avant d’arrêter, qui lui a légué son compte en 2014, lui permettant franchir un palier supplémentaire. Son « sponsor », comme il l’appelle, vient d’une riche famille qui n’a pas travaillé depuis cinq générations, et lui achète de temps à autre du champagne. Le 1er octobre 2014, Ed se hisse enfin à la première place du classement mondial. « C’était assez cool », lâche-t-il avec délectation.

Capture d’écran du classement de Clash of Clans.

« Dans le jeu vidéo, comme le vin, c’est l’équilibre qui fait tout »

Depuis, c’est un « 1 », celui de sa première place, qui orne sa chaîne YouTube et son compte Twitter. Perdre une partie fait perdre l’équivalent d’une semaine et 300 euros d’investissement. « Si j’ai un numéro 1 en image de profil, c’est que je l’ai putain mérité, et je dis à ceux qui ne sont pas d’accord : Qu’ils dégagent ! », dodeline-t-il de manière soudainement agressive. Sa vie, elle est désormais réglée en fonction du jeu. Il a passé sept cent vingt heures en deux mois pour atteindre le plus haut rang. Aujourd’hui encore, il se lève à 4 heures du matin pour être en ligne en même temps que les Chinois et les Américains qui ont le meilleur niveau. « Ça rend vraiment fou », admet-il avec humour.

Sa passion, Ed l’assume toutefois totalement : « Je continue à jouer parce que c’est un excellent jeu de stratégie, je l’aime, tout simplement. Vous savez, si vous faites de bons jeux, vous vous ferez de l’argent », adresse-t-il aux concepteurs français présents dans l’amphithéâtre. Il fait d’ailleurs du consulting auprès de boîtes de jeux vidéo pour leur donner son avis de whale sur leur jeu : « Il n’y a qu’une baleine qui peut leur expliquer ce que veulent les baleines. » Et de prendre un air profond : « Dans le jeu vidéo, comme pour le vin, c’est l’équilibre qui fait tout. »

« Comment trouver des baleines » : Ed vend aujourd’hui son regard de joueur ultradépensier à des sociétés de jeux vidéo. | W.A.

Faire des vidéos est devenu une seconde passion, pour laquelle il serait également prêt à payer. Mais c’est lui qui monétise désormais son audience. Il lui arrive ainsi d’être payé plusieurs centaines d’euros par d’autres joueurs souhaitant voir leurs batailles diffusées sur sa chaîne. « Je suis une baleine célèbre dans Clash of Clans », donne-t-il pour compte d’explication.