Par Geneviève Garrigos et Simon Foreman

Ces lignes sont écrites alors que l’incertitude règne sur les négociations de paix pour la Syrie à Genève, et qu’à Paris, le parquet poursuit l’enquête qu’il a ouverte en septembre 2015 quand le Quai d’Orsay lui a officiellement dénoncé les crimes de guerre et contre l’humanité commis, entre 2011 et 2013, par le régime de Bachar Al-Assad. Cette action de la justice française peut sembler dérisoire mais elle mérite d’être prise très au sérieux.

Paradoxalement, ce sont les diplomates – pourtant à l’origine de cette enquête – qui sont les plus hostiles à l’intrusion de la justice dans les relations internationales. Il faut dire que pendant plusieurs siècles, ils en ont écrit tous les chapitres, seuls avec les militaires. Qu’un troisième acteur – le juge – prétende aujourd’hui tenir un rôle sur cette scène est vécu comme une incursion. Le Quai d’Orsay s’oppose ainsi depuis plus de trois ans au vote, par l’Assemblée nationale, d’une proposition de loi du sénateur Jean-Pierre Sueur, pourtant adoptée à l’unanimité par le Sénat, qui étendrait la compétence universelle de la justice française pour réprimer les crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocides commis ailleurs dans le monde.

Pourquoi la justice française ? Quelle légitimité a-t-elle à intervenir sur ces terrains éloignés ? Comment peut-elle y enquêter, alors que la Cour pénale internationale serait peut-être mieux équipée et plus légitime pour cela ? Et de toute façon, avec les combats qui se poursuivent, ne faudrait-il pas donner la priorité aux négociations pour faire d’abord revenir la paix ?

Justement non ! Négociations de paix et poursuites judiciaires peuvent aller de pair. A la fin de la Première Guerre mondiale, dont on célèbre le centenaire, les promesses de poursuivre et punir les responsables des crimes commis dans ce conflit ont été oubliées. La leçon en a été tirée pendant la Seconde Guerre mondiale puisque dès 1941, des discussions ont commencé pour la création d’une cour internationale (ce sera finalement le Tribunal de Nuremberg) afin qu’au lieu de finir en représailles, la guerre ait parmi ses objectifs le jugement, au nom du droit, des plus grands criminels. Dès 1943, les Nations unies naissantes créaient une commission d’enquête pour réunir les preuves des crimes du nazisme. On connaît le rôle de René Cassin et de ses collaborateurs de la France libre pour que cette conviction, qui a d’abord été celle des nations continentales occupées, soit finalement partagée par tous les Alliés, Churchill et Roosevelt compris.

Début 1942, le général de Baer, représentant belge à la London International Assembly, l’organe informel où se sont engagées ces discussions, emportait la conviction de ses collègues en plaidant qu’un tribunal international ne pourrait jamais juger seul tous les criminels de guerre, qu’il faudrait certes lui soumettre les cas les plus graves mais qu’il faudrait laisser la priorité aux tribunaux nationaux chaque fois que possible.

Il a fallu une soixantaine d’années pour que ces principes soient gravés dans le marbre du Statut de la Cour pénale internationale, née le 1er juillet 2002 : c’est bien prioritairement aux Etats et à leurs propres tribunaux, et seulement subsidiairement, si aucun Etat ne le fait, à cette Cour, qu’il incombe de réprimer les crimes qui heurtent la conscience de l’humanité tout entière.

Pour la Syrie, malheureusement, cette Cour est de toute façon hors-jeu. Sa compétence est limitée aux territoires des pays qui ont ratifié son Statut (ce que la Syrie n’a pas fait) ou aux situations que lui transmet le Conseil de Sécurité de l’ONU, ce qu’il n’a pu faire, le veto de la Russie et de la Chine l’en ayant empêché.

Pour autant, des enquêtes ont lieu, en ce moment même. Certaines sont conduites par des ONG. L’ONU a également mis en place une commission d’enquête composée d’experts indépendants. Différents pays, comme la France, l’Allemagne ou la Suède, ont ouvert des enquêtes judiciaires visant à réunir les preuves de crimes et à en identifier les auteurs. Plusieurs personnes ont déjà été arrêtées en Suède et en Allemagne.

Mais en France, le même Quai d’Orsay qui a demandé au parquet d’ouvrir une enquête pour crimes contre l’humanité en Syrie s’oppose au vote de la proposition Sueur qui permettrait qu’un suspect qui se trouve en France y soit jugé.

A ce jour, les tribunaux français disposent de la compétence universelle pour les crimes de torture et de disparition forcée. Ils peuvent également juger les crimes de masse commis en ex-Yougoslavie et au Rwanda. Ainsi s’ouvre à Paris, ce 10 mai, le procès de deux bourgmestres hutu accusés de génocide en 1994. Mais pour le reste du monde, une loi du 9 août 2010 le leur interdit si ne sont pas réunies des conditions restrictives, comme celle que le suspect installe en France sa résidence habituelle. Comment exprimer plus cyniquement aux auteurs de ces crimes que tant que leurs séjours chez nous ne seront que temporaires, ils n’auront aucun compte à rendre à la justice française ?

Lors de son adoption, ce texte, que François Hollande s’était engagé à faire modifier s’il était élu, a eu pour farouches opposants les députés socialistes Jean-Jacques Urvoas et Jean-Marc Ayrault. Le premier relayait même sur son blog une pétition d’Amnesty International sur le sujet.

Aujourd’hui ministres de la justice et des affaires étrangères, il ne leur reste que quelques mois pour choisir : permettront-ils que les tribunaux français accomplissent leur part dans la lutte contre la barbarie, selon l’idéal porté par la France libre de 1941, partagé par la communauté internationale depuis Nuremberg jusqu’à la création de la Cour pénale internationale, ou y renonceront-ils pour d’inavouées considérations de realpolitik dont ni la pertinence, ni l’efficacité n’ont jamais été démontrées ?

Geneviève Garrigos est présidente d’Amnesty International France et Simon Foreman est avocat et président de la Coalition française pour la Cour pénale internationale