A la tête d’une fortune estimée à 3,1 milliards de dollars (2,7 milliards d’euros), Issad Rebrab, 71 ans, est la première fortune privée d’Algérie. Son groupe, Cevital, est aujourd’hui leader dans le secteur de l’agroalimentaire en Afrique. Présent aussi dans l’industrie, il a racheté en 2014 le groupe Brandt. En conflit ouvert avec les proches du président Abdelaziz Bouteflika, à qui il reproche son immobilisme, il vient de racheter le quotidien El Khabar, le deuxième quotidien arabophone algérien. Mais le gouvernement a saisi la justice pour faire annuler la vente. Il y voit une volonté de museler la liberté d’expression.

Pourquoi avez-vous voulu racheter le quotidien « El Khabar » ?

Les journalistes et les actionnaires d’El Khabar nous ont sollicités parce qu’ils étaient en difficulté, étant donné que certains cercles du pouvoir leur ont coupé la publicité des organismes publics. El Khabar, qui est un journal indépendant, nous a demandé d’entrer dans le capital du journal pour sauver ses emplois, mais aussi son indépendance. Etant donné que je suis un entrepreneur citoyen, j’ai répondu favorablement. Sauver près de 500 emplois et défendre toutes les libertés dans le sens le plus large et en particulier la liberté d’expression est à mon sens un devoir citoyen. Moi-même, en tant que personne, j’ai investi dans le journal Liberté dans les moments les plus difficiles des années 1990 pour promouvoir la démocratie, la liberté d’expression et la liberté d’entreprendre.

La procédure judiciaire contre votre rachat du quotidien « El Khabar » est-elle motivée politiquement ?

Nous n’arrivons pas à nous expliquer cette situation. Nous avons respecté scrupuleusement les lois et la réglementation algériennes concernant cette acquisition. L’acte a été approuvé, non seulement par nos juristes, mais aussi par le notaire qui a enregistré la vente : s’il y avait eu un problème juridique, il n’aurait pas pu réaliser l’acte, encore moins le publier. Du point de vue du droit, nous sommes sereins. Si la justice est réellement appliquée, nous n’avons aucun problème. Si elle est instrumentalisée, c’est une autre affaire… Pour ce que j’en comprends, on veut en réalité limiter la liberté d’expression, la liberté de la presse, comme on a aussi limité la liberté d’entreprendre.

« Je suis un électron libre, un homme indépendant, et je pense que je paye les conséquences de ma liberté »

Nous avons aussi des projets industriels que nous n’avons pas pu réaliser parce que nous n’avons pas eu l’autorisation du Conseil national des investissements (CNI) qui limite le seuil des investissements à 15 millions d’euros actuellement (initialement à 5 millions), alors que nous sommes dans un pays qui a besoin de créations d’emplois, et qui a le potentiel pour avoir une croissance à deux chiffres. Nous avons besoin de diversifier notre économie pour essayer de ne plus dépendre des hydrocarbures, qui constituent 97 % de nos exportations. D’autant que la baisse des cours du pétrole a divisé par trois les revenus de la nation.

Avez-vous peur que la crise économique se transforme en crise sociale ?

Je me soucie beaucoup pour mon pays. Dans moins de cinq ans, il y aura 10 millions de nouveaux demandeurs d’emploi. En 2025, l’Algérie comptera 50 millions d’habitants. Nous allons consommer de plus en plus d’électricité, près de 5 % de plus par an de gaz et de carburant. Nous ne pourrons plus exporter ce que nous vendons aujourd’hui. Il est temps de diversifier notre économie.

Nous pourrions devenir exportateurs dans quasiment tous les domaines. Notre groupe en a fait la démonstration dans plusieurs secteurs, par exemple dans le verre plat, Cevital exporte 80 % de ses capacités de production, le reste couvre l’intégralité des besoins nationaux. C’est aussi le cas de l’agroalimentaire, du sucre blanc, des huiles végétales, des margarines… Nous sommes en train de nous tourner vers l’exportation dans les fenêtres double vitrage, l’électroménager, et nous comptons le faire dans le ciment et d’autres domaines. L’Algérie a un grand potentiel, des avantages comparatifs. Nous avons tout pour devenir un pays développé pour peu qu’on libère les initiatives et le foncier industriel.

Ces entraves dans la presse, dans les affaires, sont-elles dues à vos prises de position contre le quatrième mandat du président Bouteflika ?

Je ne me suis jamais immiscé dans la question du quatrième mandat. Mon inquiétude, c’est surtout le développement économique de l’Algérie. Nous ne sommes pas les seuls à être ainsi freinés. Les investisseurs qui veulent investir en Algérie et qui ne sont pas proches du pouvoir en souffrent aussi. Je n’arrive pas à m’expliquer cela. Ce sont des questions que tout le monde se pose. Personne ne comprend ce freinage.

Pour quelle raison a-t-on instauré une limitation d’investissement à 15 millions d’euros par projet, au-delà duquel on doit solliciter l’autorisation du CNI pour créer des emplois et de la richesse, et il n’est pas certain d’obtenir l’autorisation ? Pourquoi ne libérerait-on pas les investissements quels que soient le secteur, le lieu et le montant ? Aujourd’hui, on a l’impression qu’on veut tout museler, tout contrôler, alors que le rôle de l’Etat est d’encourager, réguler et redistribuer la richesse, et pas de la freiner.

Quand vous dites « on », à qui pensez-vous ?

Les décideurs qui auraient le pouvoir de réformer et d’encourager l’investissement diversifié, créateur d’emplois.

Est-ce que le pays est dirigé par le président Bouteflika ou celui-ci n’est-il pas en état de le faire ?

Je lis comme tout le monde ce qu’écrit la presse, mais je ne suis pas dans le sérail pour l’infirmer ou le confirmer.

Vous avez fait des déclarations selon lesquelles les décideurs n’étaient pas prêts à laisser un Kabyle accéder au sommet…

Ce n’est pas tout à fait cela. D’ailleurs, le directeur de cabinet de la présidence de la République est un Kabyle. Et dans le domaine économique, il y a des Kabyles, tel que le président du Forum des chefs d’entreprises, qui sont dans le sérail. Ce n’est pas un problème de régionalisme, c’est plutôt une affaire de soumission, le pouvoir n’aime pas et ne supporte pas les hommes indépendants et libres.

Quel était le sens de vos déclarations ?

Je suis un électron libre, un homme indépendant, et je pense que je paye les conséquences de ma liberté.

Quel est le moral des Algériens aujourd’hui ?

Aujourd’hui, les Algériens ont besoin d’espérer une vie meilleure. Il est évident que, quand les gens ne trouvent pas d’emploi, quand le pouvoir d’achat baisse et que la crise économique se profile à l’horizon, le désespoir s’installe avec ses conséquences sur la stabilité du pays.