Hisham Aïdi, auteur de Rebel Music : Race, Empire and the New Muslim Youth Culture, (Pantheon, 2014) et enseignant à Columbia, aux Etats-Unis, travaille sur la place de la culture et de l’industrie musicales dans la guerre globale contre le terrorisme et la contestation des autoritarismes en Afrique du Nord.

Le sujet a été évoqué lors du forum sur les diasporas organisé par le Comité national des droits de l’homme (CNDH) au Maroc, en marge du Festival gnaoua et des musiques du monde d’Essaouira du 12 au 15 mai. Près de 400 000 personnes ont pris part à la 19e édition de cette rencontre musicale née en 1998, afin de célébrer la musique traditionnelle gnaoua, un nom donné, au Maroc, aux descendants d’esclaves subsahariens emmenés au Maghreb lors de la traite arabe en Afrique noire entre les VIIIe et XIXe siècles.

Dans votre ouvrage, vous parlez souvent de « politique de la fusion ». Qu’entendez-vous par là ?

Hisham Aïdi : Tout commence lorsque des Noirs américains, comme le jazzman Randy Weston, découvrent dans les années 1960 la proximité de leur culture musicale avec celle du gnaoua. Une proximité symbolisée par la ressemblance entre la basse et le sintir (encore appelé guembri, sorte de luth à trois cordes utilisé par les musiciens gnaoua). Pour eux, la fusion entre les deux genres va devenir un moyen de renouer et de communier avec leurs racines. La fusion musicale devient le vecteur pour réconcilier l’Afrique de la diaspora, l’Afrique noire et l’Afrique du Nord.

Cette fusion est-elle devenue un instrument pour la diplomatie marocaine ?

Les autorités marocaines ont compris une chose : la culture gnaoua, de part son histoire, est un moyen aisé de se connecter au monde. De fusionner avec l’extérieur, en somme. Aujourd’hui, on croise l’ambassadeur des Etats-Unis au Maroc au Festival d’Essaouira. En 2011, alors que des manifestations secouent la région, des Gnaoua comme Mahmoud Guinea sont envoyés par le gouvernement marocain pour une tournée aux Etats-Unis. En effet, la culture gnaoua est peu à peu devenue le visage musical du Maroc et a remplacé à ce titre la musique arabo-andalouse, un style très classique qui était largement dominant après l’indépendance.

La musique gnaoua, dont les influences sont essentiellement subsahariennes, serait-elle le genre musical d’un « nouveau nationalisme » marocain, détaché du monde arabe ?

Il faut faire attention. L’identité promue par la jeunesse qui se presse au Festival d’Essaouira n’est pas dominante. Mais la critique qui s’exerce en son sein construit en creux un nationalisme alternatif, plus inclusif. Dans la jeunesse, on cherche à se rattacher à l’Afrique et on remet en question l’identité arabe unique qui a été promue durant le règne de Hassan II. Ce changement identitaire postcolonial n’échappe à personne. Aujourd’hui, il se retrouve jusque dans la nouvelle Constitution marocaine, adoptée en 2011, qui fait une plus large place aux autres affluents culturels du Maroc que l’identité arabe seule.

Y a-t-il des risques d’instrumentalisation de la culture gnaoua ?

Non, le terme « instrumentalisation » est trop fort. Pour le Maroc, le festival, comme le genre musical dans son ensemble, est bon pour le tourisme. Cela donne une image positive du pays. Pour les pays occidentaux comme maghrébins, toutes les cultures soufies sont promues dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et plus largement le discours salafiste. Mais il ne faut pas oublier qu’un groupe comme Gnawa Diffusion s’est notamment fait connaître avec des chansons contre le président américain George W. Bush. Ce genre musical est vu par la jeunesse comme mettant à mal les grands discours dominants : islamiste, raciste, panarabiste…

Au Maroc, la musique gnaoua pourrait-elle jouer un rôle dans le combat antiraciste ?

Certainement. Tout comme les Noirs américains il y a des décennies, les jeunes maghrébins répètent un retour aux racines via la musique gnaoua. Ils redécouvrent la part noire de leur histoire et de leur patrimoine. C’est en effet un genre musical et une culture qui permettent de réunir, d’illustrer les relations du Maroc avec l’Afrique noire, de relier les citoyens avec leur continent.