Ce n’est pas encore le grand exode, mais une tendance inéluctable, à laquelle la France va devoir faire face : ses cerveaux sont de plus en plus mobiles. Une étude du Conseil d’analyse économique (CAE) intitulée « Préparer la France à la mobilité internationale croissante des qualifiés », parue mardi 17 mai, vient nous le rappeler. Même s’il est difficile d’avoir des chiffres très précis sur le nombre exact de départs. En effet, la France ne comptabilise pas les sorties de son territoire. Seulement les entrées. Et il n’existe pas de base recensant, de manière continue et exhaustive, la présence des Français à l’étranger. Selon l’Insee, il y avait en 2013, entre 3,3 et 3,5 millions de personnes nées en France et âgées de 25 à 55 ans, vivant à l’étranger.

Les deux auteurs de l’étude sont Cecilia Garcia-Penalosa, directrice de recherche au CNRS à l’école d’économie d’Aix-Marseille (AMSE), et Etienne Wasmer, professeur d’économie à Sciences Po, codirecteur du laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp), tous deux membres du CAE. D’emblée, ils insistent sur le fait que les craintes sur l’expatriation des cerveaux doivent être relativisées.

D’abord, parce que si le flux net de l’expatriation a certes doublé entre 1980 et 2010, les taux d’émigration restent beaucoup plus faibles que chez nos voisins européens. Graphique à l’appui, ils montrent que la France a deux fois moins d’expatriés que l’Allemagne, et quatre fois moins que le Royaume-Uni. Par ailleurs, les entrées nettes de personnes qualifiées nées à l’étranger font plus que compenser l’émigration de personnes nées en France. Enfin, ne faut-il pas se réjouir que les jeunes diplômés soient bien formés et qu’ils puissent ainsi tenter leur chance à l’étranger ?

Les réfugiés qualifiés préfèrent l’Angleterre et l’Allemagne

Voilà pour le côté rassurant. Car en réalité, ce que démontrent Cecilia Garcia-Penalosa et Etienne Wasmer, c’est que le niveau moyen de qualification des arrivants est inférieur à celui des partants. « Dans la catégorie des diplômés du supérieur [qui inclut le bac], nous sommes excédentaires par rapport au reste du monde. Mais nous sommes déficitaires, en revanche, par rapport aux dix-neuf pays de l’OCDE, détaille Etienne Wasmer. Plus on monte dans l’échelle des diplômes, moins nous semblons excédentaires, même si nous manquons de données sur ces questions. » Il y a quelques mois, la crise des migrants est venue nous le rappeler : les réfugiés, dont beaucoup étaient qualifiés, disaient préférer l’Angleterre et l’Allemagne à la France.

Par ailleurs, l’un des points les plus importants, selon les auteurs de l’étude, est que ceux qui partent sont dans la tranche des 25 à 50 ans. « A l’âge où ils devraient équilibrer les comptes sociaux et les coûts de leurs formations initiales, ils le font dans d’autres pays développés, notamment anglo-saxons. »

Mais pour Etienne Wasmer, l’idée qui consisterait à se former gratuitement au lycée, puis (quasi) gratuitement dans le supérieur, pour ensuite aller gagner de l’argent en payant peu d’impôts dans un pays, avec salaire et conditions de travail (ou de recherche) avantageuses, n’est pas viable. Même idée fausse du côté de l’éducation, qui, même quand elle est excellente à l’étranger, ne justifie pas le fait de revenir éduquer ses enfants gratuitement, pour qu’à leur tour, ceux-ci partent travailler à l’étranger. Ce cercle vicieux est un cliché.

Eviter un départ massif

En 2014, l’expatriation des cerveaux s’était invitée dans le débat politique, après un rapport alarmiste de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris-Ile-de-France, qui tentait de démontrer une accélération de l’expatriation. Luc Chatel, député (LR) de la Haute-Marne, avait alors créé une commission d’enquête sur « l’exil des forces vives de France ». Un rapport avait été publié dans la foulée, mais gauche et droite avaient tiré des conclusions opposées de la hausse du nombre de Français expatriés.

Pour la gauche, la progression des départs correspondait d’abord à un rattrapage de la France par rapport à ses voisins, et s’inscrivait dans la dynamique de la mondialisation. « Pourquoi la France est-elle le seul pays à s’alarmer d’une situation qui laisse de marbre ses principaux partenaires, lesquels disposent pourtant d’une diaspora autrement plus nombreuse ? », avait déclaré le socialiste et rapporteur de la commission Yann Galut. La droite avait, elle, pointé « l’omerta sur les Français exilés pour des raisons fiscales ».

Quoi qu’il en soit, Etienne Wasmer estime que nos gouvernants sont « convaincus que cette question sera sur la table dans les dix prochaines années. Il faut donc agir en amont pour éviter un départ massif ».

La France, 3e pays d’accueil pour les étudiants

Les deux économistes estiment nécessaire d’élaborer une stratégie cohérente qui ne consisterait pas à retenir les personnes qualifiées, ce qui « serait vain », mais plutôt à « encourager leur retour et, parallèlement, à faire venir des personnes de niveau équivalent ». Il faudrait également inciter les étudiants étrangers venus se former en France à y rester. Régulièrement, le ministère de l’éducation et de l’enseignement supérieur s’enorgueillit de voir la France attirer de nombreux étudiants (troisième pays d’accueil selon l’organisme Campus France) mais oublie de préciser qu’elle a du mal à les garder. « Le taux de rétention des étudiants étrangers est très faible comparé aux autres pays : 4 %, contre 23 % aux Pays-Bas ». Jusqu’à présent, la politique de visas française n’a pas facilité l’accès au travail pour les étrangers formés en France.

Les chercheurs font six recommandations, parmi lesquelles l’introduction, dans l’enseignement supérieur, de droits d’inscription différenciés pour les étudiants venus de pays n’appartenant pas à l’Union européenne ; ils proposent aussi de créer un guichet unique régional pour l’accueil des talents étrangers, de simplifier la procédure de délivrance de la carte « passeport talents », ou encore d’améliorer la portabilité des droits à la retraite : en clair, permettre aux personnes qui ont travaillé à l’étranger de pouvoir faire reconnaître la globalité de leurs années d’activité. Ce qui n’est pas toujours le cas.