L’éditeur Nikita Struve, à Paris, en octobre 2003. | Jacques COUSIN/CIRIC

Editeur d’Alexandre Soljenitsyne et figure de l’orthodoxie russe, l’universitaire Nikita Struve est mort à Massy le samedi 7 mai , au terme de la Semaine radieuse suivant la Pâque orthodoxe, à l’âge de 85 ans.

Né à Boulogne-Billancourt le 16 février 1931, au sein d’une famille russe qui a choisi d’émigrer lors de la guerre civile qui suit les révolutions de 1917, Nikita Alekseïevitch Struve appartient à une lignée d’intellectuels et d’hommes politiques fameux. Un trisaïeul, Friedrich Georg Wilhelm von Struve, d’origine germano-balte, se fixe à Saint-Pétersbourg où il devient Vassili Iakovlievitch Struve et s’impose comme un astronome renommé pour ses études sur les étoiles doubles. Deux fils scientifiques, un astronome et un autre chimiste, quand le 3e, Berngard, devient gouverneur d’Astrakhan et de Perm sous Alexandre II. Un aïeul, Pierre, économiste, philosophe et éditeur, qui fut un champion du « marxisme légal » et signataire du manifeste du parti ouvrier social-démocrate de Russie en 1898, avant d’être gagné au libéralisme et de rejoindre les Russes blancs à l’heure des révolutions de 1917. Un oncle, Gleb Petrovitch, poète, critique littéraire et professeur à Berkeley, qui diffuse outre-Atlantique les écrivains russes condamnés en URSS...

Fort engagement chrétien

Le père de Nikita, Alekseï Petrovitch, bibliophile spécialisé dans la littérature russe, tient une librairie dans le XVIe arrondissement de Paris. Nikita, élève au lycée Louis-le-Grand, suit en Sorbonne les cours de l’historien et philologue Pierre Pascal, obtient l’agrégation de russe en 1955 et devient quatre ans plus tard assistant à la Sorbonne. Dans l’intervalle, en marge de ses premières armes d’enseignant dans le secondaire, il rejoint l’Action chrétienne des étudiants russes (ACER), affiliée à l’Eglise orthodoxe. En 1958, il crée Le Messager orthodoxe, supplément de la revue en langue russe créée, elle, dès les années 1920 dans les premiers cercles de l’émigration. Cet engagement chrétien fort ne se démentira pas. Dès les premiers numéros du Messager, Struve y commente les enjeux du concile Vatican II, aborde les atouts de l’œcuménisme, défend la création par le père Placide d’un monastère de rite byzantin en Corrèze… Le périodique séduit bientôt au-delà des seuls milieux orthodoxes puisque dans son Bloc-notes François Mauriac salue cette nouvelle revue « de réflexion et d’action », engagée dans les problématiques les plus contemporaines, qui lui « porte aujourd’hui plus de lumière que bien des revues catholiques ».

Autre étape décisive pour le jeune universitaire : le voilà conseiller littéraire aux éditions russes YMCA-Press, nées en 1921 à Prague, puis transférées de Berlin à Paris en 1925. C’est là que paraissent la quasi-totalité des œuvres philosophiques et religieuses de l’émigration russe. Parallèlement, Struve devient membre du conseil de l’archevêché des églises russes sous la juridiction du Patriarcat de Constantinople.

Nikita Struve signe en 1963 une première magistrale synthèse, Les Chrétiens en URSS, précise, sobre, imparable.

Si le jeune éditeur a très vite l’occasion de publier les manuscrits des meilleurs représentants de l’émigration russe – Ivan Chmeliov (1873-1950), Nikolaï Berdiaev (1874- 1948), voire Marina Tsvetaïeva (1892-1941) – il a aussi la chance de rencontrer Anna Akhmatova qui, lorsqu’elle parvient à sortir d’URSS pour recevoir des prix en Sicile ou à Oxford, passe par la Librairie russe de Paris, les Editeurs réunis, rue de la Montagne- Sainte-Geneviève, lieu de diffusion des publications de l’YMCA-Press.

Mais l’enseignement, la revue et l’édition ne sont pas les seuls chantiers de Nikita Struve qui signe en 1963 une première magistrale synthèse, Les Chrétiens en URSS (Seuil), précise, sobre, imparable. Il y surprend par l’analyse du retournement de Staline à l’heure du rétablissement du patriarcat et se fait combatif, stigmatisant la politique de Khrouchtchev, qui entend alors éradiquer l’orthodoxie. En marge de ce grand livre politique, le chercheur Struve propose aussi pour sa thèse une lecture inédite du poète Ossip Mandelstam puisqu’elle pointe une ultime ferveur religieuse dans les Cahiers de Voronej, prompte à déranger bien des spécialistes (éd. de l’Institut d’études slaves).

Nommé maître-assistant à Nanterre en 1967 – il y fera toute sa carrière universitaire jusqu’à son départ en retraite en 2000 – Nikita Struve y assiste à la « révolution étudiante » qu’il voit avec circonspection, dépris de toute illusion utopiste, mesuré et lucide comme toujours. C’est du coup l’interlocuteur idéal quand survient l’ « affaire Soljenitsyne ».

Révélé par la parution d’Une journée d’Ivan Denissovitch en novembre 1962, devenu un encombrant prix Nobel de littérature à l’automne 1970, l’écrivain ruse pour préserver son « essai d’investigation littéraire » sur les camps des manœuvres du KGB, qui en fait circuler des fragments saisis en vue de discréditer le romancier, dans l’impossibilité de contrôler ces éléments de L’Archipel du goulag encore à paraître. Il se choisit un avocat suisse comme agent littéraire pour interdire désormais toute publication non autorisée.

Amitié forte avec Aleandre Soljenitsyne

C’est là que Nikita Struve entre dans le jeu. YMCA-Press va en effet seconder Me Heeb dans sa tâche, pour établir la leçon originale des œuvres nouvelles et expertiser la valeur des traductions en cours. Et c’est donc dans la maison d’édition qu’il dirige que Struve fait paraître en russe et en exclusivité mondiale le 28 décembre 1973 le premier tome de L’Archipel. La traduction est aussitôt mise en chantier – au Seuil pour le lectorat francophone –, tandis que le retentissement de l’événement pousse l’URSS à expulser l’écrivain en février 1974. En tant qu’éditeur russe, Struve, avec Paul Flamand, PDG du Seuil et Claude Durand, éditeur français, rencontre Alexandre Soljenitsyne à Zurich en décembre. Une amitié forte et durable se noue alors entre les deux hommes – les deux couples en fait, et c’est avec leurs épouses que Struve et Soljenitsyne sillonnent la France pour des parenthèses précieuses. C’est bien sûr Struve qui accompagne le sulfureux dissident sur le plateau d’Apostrophes en avril 1975 quand celui-ci vient présenter Le Chêne et le veau (Seuil), retrouvant Bernard Pivot qui l’avait convié, en tant qu’éditeur, à raconter la folle épopée de L’Archipel du goulag à Ouvrez les guillemets dix mois plus tôt.

Voix posée, verbe précis, jamais inutilement polémique, l’universitaire engagé y apparaissait aussi modeste que convaincant. Une sorte de signature pour cet érudit timide au charisme évident, capable de communiquer la profondeur d’une Russie spirituelle qu’il servait sans s’en servir.

Français par son humour et son tour d’esprit, ce fils d’immigrés russes qui signa une belle étude sur le milieu dont il était issu – Soixante-dix ans d’émigration russe (Fayard, 1996) – fut autant un témoin qu’un passeur, un croyant qu’un poète.