Par Michel Bonnin, sinologue

« Le passé maoïste, y compris celui de la Révolution culturelle, ne pourrait-il pas enfin se transformer en Histoire, en une histoire authentique, raisonnée, permettant aux plaies de commencer à se refermer et aux faits d’être transmis aux jeunes générations ? » A cette question que je posais en 2006, j’étais contraint de donner une réponse négative. Dix ans plus tard, alors qu’un demi-siècle nous sépare désormais du lancement de la Révolution culturelle, et que la Chine a beaucoup changé en apparence, force est de constater que cette perspective s’est encore un peu plus éloignée. La Révolution culturelle est toujours très peu connue, voire inconnue dans la jeunesse. Pourtant elle a profondément marqué ceux qui l’ont vécue, si bien qu’elle reste aujourd’hui comme un spectre qui hante la Chine, d’autant plus présent qu’il est interdit d’en parler. Certes, l’empire du milieu a connu de nombreux troubles depuis plus d’un siècle et demi. Mais la Révolution culturelle a constitué un traumatisme particulier.

Selon Mao lui-même, c’était un mouvement destiné à « toucher l’âme des gens ». Dans sa volonté de détruire le passé, d’imposer par la violence sa vision d’une société utopique, Mao a porté un coup violent aux fondements moraux de la société chinoise. L’essence même du maoïsme, ce qui le rend différent du stalinisme, c’est la démocratisation de la violence et du meurtre à travers d’incessants mouvements politiques de masse et la Révolution culturelle a constitué une version extrême de ces mouvements. Mao a obtenu pendant la Révolution culturelle que des enfants dénoncent leurs parents, des époux leurs épouses, qu’on s’attaque entre amis ou collègues et que des élèves battent à mort leurs professeurs. Les exactions des gardes rouges n’ont d’ailleurs constitué qu’une partie de la violence qui s’est abattue sur la Chine à l’appel de Mao, particulièrement de 1966 à 1970.

Pendant les décennies qui ont suivi, de nombreuses personnes ont dû côtoyer dans leurs unités de travail des gens qui les avaient dénoncés, humiliés, battus. Mais aucun dirigeant n’a osé percer l’abcès. Aucun travail de vérité historique et de réconciliation (semblable à celui réalisé en Afrique du Sud) n’a été entrepris. Il est vrai qu’un gros travail de réhabilitation individuelle des victimes a été réalisé au cas par cas au début des années 1980, mais il n’a pas été public ni accompagné d’une réflexion historique profonde sur les causes et les responsabilités. À la fin des années 1970, des membres de la génération qui avait adoré Mao ont commencé à remettre en cause son héritage, à critiquer la Révolution culturelle et à appeler de leurs vœux l’antithèse du maoïsme : la démocratie et l’état de droit. Mais Deng Xiaoping a rapidement bloqué ce mouvement, considérant qu’il fallait préserver l’image de Mao, pilier unique et indispensable de la légitimité du Parti. Il a donc édicté en mars 1979 les Quatre principes fondamentaux comprenant le respect de la pensée de Mao et présidé en juin 1981 au vote d’une « Résolution sur quelques questions concernant l’histoire de notre parti depuis la fondation de la République populaire de Chine ». Celle-ci proclamait comme entièrement négative la Révolution culturelle et reconnaissait en partie la responsabilité de Mao mais en faisait porter l’essentiel sur « la Bande des Quatre », créditant Mao de 70 % de bon et 30 % de mauvais.

Oubli forcé

Par la suite, Deng Xiaoping a interdit que l’on reparle sérieusement du sujet. Ses successeurs ont fondamentalement maintenu le cap de l’oubli forcé, bien que Deng lui-même ait dit à plusieurs reprises dans les années 1990, que ce tabou n’était que provisoire. L’occultation du passé dure donc et l’arrivée d’un nouveau numéro un issu de l’aristocratie rouge, Xi Jinping, n’a pas arrangé les choses. Bien qu’il ait lui-même pâti de la Révolution culturelle à l’époque où son père a eu des ennuis politiques, il est visiblement persuadé qu’il est vital pour le pouvoir d’interdire une mémoire objective du passé.

Comme ses prédécesseurs, et plus encore qu’eux, il interdit la discussion des périodes sombres de l’ère maoïste, mais comme il a en outre l’ambition de redonner à la Chine une « énergie positive » et que celle-ci ne peut s’abreuver aux sources « occidentales », il est tenté d’aller chercher ce « positif » dans des valeurs et des slogans maoïstes remis au goût du jour. Il est ainsi amené à réhabiliter dans une large mesure le maoïsme, ce qu’il a fait avec sa théorie des « deux périodes de trente ans », qui stipule que l’on ne peut utiliser les trente dernières années du régime pour rejeter les trente premières années, et réciproquement. L’idée est de montrer que le Parti a toujours eu fondamentalement raison et qu’il aura toujours raison. Ceux qui critiquent les aspects sombres du régime sont accusés de « nihilisme historique », accusation qui impose en retour un négationnisme historique de la part du pouvoir.

L’approche du cinquantième anniversaire de la Révolution culturelle a donc entraîné un regain de zèle de la part des services de la propagande et de la censure. Le mensuel d’histoire contemporaine Yanhuang Chunqiu, la seule revue relativement autonome qui subsiste, a préféré ne pas paraître en ce mois anniversaire, car on lui a interdit de passer le moindre article sur la Révolution culturelle. Le terme lui-même est interdit dans les universités, l’édition et les médias (si bien que les internautes introduisent des signes entre les deux caractères du mot pour tromper les robots de la censure).

Réhabilitation sournoise

Mais ces diverses méthodes destinées à faire tomber la Révolution culturelle dans un « trou de mémoire » ne suffisent pas à ceux qui souhaitent créer de « l’énergie positive » à propos de cet événement. C’est ainsi qu’a été organisé le 2 mai dans les locaux de l’Assemblée Nationale Populaire, lieu éminemment officiel sur la place Tiananmen, une soirée de chants et danses à la gloire de la Révolution Culturelle et de Mao, comprenant par ailleurs des slogans antiaméricains de l’époque et des flatteries à l’égard du grand dirigeant d’aujourd’hui, Xi Jinping. Cet exemple de réhabilitation sournoise et de récupération politique de la Révolution culturelle est une conséquence logique de la théorie des « deux périodes de trente années », mais elle a choqué de nombreux intellectuels et, ce qui a plus de poids, des membres de l’aristocratie rouge qui n’ont pas oublié ce que Mao a fait subir à la Chine et à leurs parents.

Ma Xiaoli, fille d’un dirigeant autrefois très proche du père de Xi Jinping, a publié une lettre ouverte critiquant le département de la propagande qui avait soutenu ce spectacle et demandant une enquête sur cette remise en cause de la « Résolution » de 1981. La lettre a eu un très grand retentissement sur les réseaux sociaux et entraîné de violents débats. Mais, les autorités ont reconnu qu’il y avait un problème, laissant pour l’instant les cadres de base et les organisateurs se renvoyer la responsabilité. Cette affaire a montré que si Xi est prêt à réhabiliter partiellement l’héritage maoïste, il n’est pas (ou pas encore) prêt à s’opposer ouvertement à la critique de la Révolution culturelle émise sous le patronage de Deng Xiaoping.

La situation mémorielle reste donc essentiellement négative : un oubli officiel, accompagné d’un gros travail de censure, qui réussit dans une large mesure à entraîner une grande ignorance dans la population, notamment jeune et d’âge moyen, grâce au contrôle de l’information et de l’éducation. Mais une survivance de la mémoire existe dans une partie de la société, notamment des historiens amateurs de la génération concernée qui font aujourd’hui un énorme travail de recueil de témoignages et de matériaux historiques, travail grandement facilité par l’existence d’Internet et des réseaux sociaux. Le travail réalisé est impressionnant et le paradoxe est qu’au moment où le régime renforce sa politique d’oubli, l’histoire de cette période commence à être assez bien connue, le seul gros obstacle restant l’impossibilité d’accès aux archives nationales.

L’autre paradoxe est qu’au moment où une histoire et une mémoire authentiques se développent dans une partie de la population, une autre fraction continue à propager agressivement le mythe de la Révolution culturelle comme si la « Résolution » de 1981 n’existait pas. Le pouvoir tolère, voire encourage l’existence de groupes adeptes d’une sorte de national-maoïsme qui continuent à diffuser, sur Internet mais aussi dans des soirées culturelles voire dans la rue, la propagande de la Révolution culturelle et le culte de Mao, n’hésitant pas à proférer des menaces de mort contre tous les intellectuels osant critiquer le Grand Timonier. Ces groupes assez mal connus pratiquent un négationnisme historique concernant tous les aspects sombres de l’ère maoïste. Ils ont récemment organisé des meetings en province, qui n’ont pas eu le même retentissement que la soirée pékinoise, mais qui montrent la survivance de ce foyer maoïste dur, dont la tolérance officielle peut faire penser qu’il est considéré comme une éventuelle force d’appoint musclée en cas de durcissement des conflits politiques et sociaux.

L’occultation largement efficace de la mémoire de la Révolution Culturelle, couplée à la dérive vers un despotisme de plus en plus personnel de Xi Jinping peut-elle faire craindre un retour à la Révolution culturelle ? Les attaques violentes et manifestement organisées contre un homme d’affaires qui avait osé critiquer une phrase de Xi Jinping sur la nécessaire obéissance des médias au Parti, ont fait parler le mois dernier des « dix jours de Révolution culturelle ». En fait, ni Xi ni aucun autre dirigeant d’aujourd’hui n’ont les moyens de lancer une Révolution culturelle. Ne disposant pas du charisme exceptionnel de Mao, ils risqueraient fort de perdre le contrôle et de se retrouver victimes de leur propre action. Il n’est pas exclu que des manipulations limitées de la population, sous forme d’attaques ciblées contre certaines personnes soient remises au goût du jour. Il s’agirait là de formes limitées des nombreux mouvements de masse que Mao a utilisés tout au long de son règne, mais pas de cette sorte de guerre civile impulsée d’en-haut qu’a constituée la Révolution culturelle.

Michel Bonnin est directeur d’Études sur la Chine moderne et contemporaine à l’École des hautes études en sciences sociales