"L’allocation universelle ne va-t-elle pas inciter des gens à compléter leurs revenus par du travail en noir plutôt que par un travail lourdement imposé ? " | LEONHARD FOEGER / REUTERS

Par Corentin de Salle, directeur scientifique du Centre Jean-Gol

Une idée vieille de plus de cinquante ans connaît un étonnant regain aujourd’hui : l’allocation universelle (AU). A première vue, ce revenu de base accordé automatiquement et que chacun viendrait compléter avec les revenus qu’il gagne par ailleurs, a tout pour séduire. Surtout comme alternative à un Etat-providence invasif, obèse, injuste et potentiellement en faillite.

D’abord, cette allocation bénéficierait à tous : pauvre ou riche, jeune ou vieux, malade ou bien portant, travailleur ou demandeur d’emploi. Ensuite, elle serait inconditionnelle : vous la recevez quelle que soit la situation dans laquelle vous vous trouvez. Dès lors, l’Etat n’est plus en mesure de la conditionner à la réalisation de démarches et à l’adoption d’un comportement déterminé.

En clair, l’Etat ne s’immisce plus dans vos choix existentiaux. Enfin, l’allocation universelle permettrait de réduire tant le montant des dépenses publiques que la taille de l’Etat. D’une part, elle se substituerait aux différentes allocations existantes qui seraient supprimées (allocations-chômage, familiales, d’insertion, logement, etc.). D’autre part, elle ne nécessiterait plus une administration pléthorique : comme les aides seraient accordées automatiquement, inconditionnellement et universellement, plus besoin de traiter de longs dossiers.

A l’analyse, cependant, les choses sont très différentes.

On peut d’abord questionner le caractère universel : pourquoi aider des gens qui s’assument eux-mêmes ? Pourquoi verser une AU à Bernard Arnault et Liliane Bettencourt ? Pourquoi d’ailleurs une AU versée à toutes les personnes, riches ou non riches, qui sont des contributeurs nets du pays ? Au nom de l’égalité redistributive. Mais est-il judicieux de transformer en allocataire, même symboliquement, une personne financièrement autonome ? Si un tel système était mis en place, les gens s’habitueraient rapidement au fait que c’est l’Etat qui finance leurs besoins de base.

Nécessaire principe de réciprocité remis en cause

En moins d’une génération, cette situation de dépendance structurelle à l’Etat semblerait naturelle à tout citoyen. En réalité, fondamentalement, il y aurait ceux qui financent leur AU (et celle des autres) et ceux qui en sont bénéficiaires. Invoquer ce caractère universel, n’est-ce pas une manière de brouiller les cartes pour légitimer ce système sous le prétexte fallacieux que nous en aurions tous besoin ?

L’AU empêche, a-t-on dit, l’Etat de s’immiscer dans les choix existentiaux des citoyens et le force à les traiter en adultes. Fort bien. Chacun a évidemment le droit de mener la vie qu’il entend. Mais, on oublie généralement de préciser une condition importante : pour autant qu’il finance ses choix avec son argent.

Supposons que vous donniez de l’argent à un ami en difficulté. Vous apprenez qu’il a acheté une voiture de sport, un écran géant, etc. Ne seriez-vous pas courroucé ? Probablement. Si vous l’avez aidé, c’est pour le dépanner. Pas pour qu’il se divertisse. De la même façon, si l’Etat vous aide, c’est pour soulager vos besoins vitaux et pour que, dans la mesure du possible, vous redeveniez financièrement indépendant.

A ce titre, la répression des fraudes sociales, les politiques de contrôle et de remise au travail des chômeurs sont parfaitement justifiées. Il est légitime, dans une société qui, comme la nôtre, en a les moyens, d’accorder un revenu de subsistance à tous ceux qui en ont besoin. Mais, au nom même de cette solidarité, il faut que ses bénéficiaires mettent tout en œuvre pour retrouver une situation qui leur permette, eux aussi, de contribuer activement à cette solidarité. Or, le caractère inconditionnel de l’AU remet en cause ce nécessaire principe de réciprocité.

Augmentation des impôts à la clef

Au niveau du financement, il faut vraiment n’avoir aucune expérience de la chose publique pour croire qu’on puisse trouver un gouvernement qui parvienne (voire qui accepte) de supprimer toutes les allocations existantes pour les remplacer par une allocation unique ? Le mieux qu’on puisse atteindre, après d’homériques négociations avec les syndicats, ce sera un léger réaménagement de la sécurité sociale.

En clair, en sus de toutes les allocations existantes qui, en dépit des belles promesses, resteront en place pour la plupart, on consacrera une allocation supplémentaire mais d’un montant qui, plus que probablement, excédera largement ce qui aura été économisé de l’autre côté. Le résultat sera une augmentation substantielle des impôts en France (déjà championne du monde) avec, fiscalement, plus d’évasions, de fraudes et d’exils.

Par ailleurs, pense-t-on vraiment que le produit intérieur brut actuel restera inchangé une fois l’AU adoptée ? Rien n’est moins sûr. Ne fût-ce que parce que plusieurs personnes actives préféreront, comme le préconisent les partisans de l’AU, consacrer quelques heures autrefois productives au profit de l’économie sociale.

Autre question : l’AU ne va-t-elle pas engendrer une inflation généralisée, un peu comme les aides logement en France ont fait exploser le prix de l’immobilier ? L’AU ne va-t-elle pas inciter des gens à compléter leurs revenus par du travail en noir plutôt que par un travail lourdement imposé ? Avec l’AU, nous effectuons un saut dans l’inconnu. Un saut dont les actuels allocataires sociaux seraient les premiers cobayes.

Une multitude de régimes spéciaux

Supposons néanmoins que toutes les autres allocations soient supprimées. Inéluctablement, un ensemble de questions surgiront : une personne handicapée ne mérite-t-elle pas une allocation plus substantielle ? Quid des personnes habitant en ville ou dans des zones où les loyers sont plus élevés ? Quid des personnes âgées invalides ? On recréera fatalement une multitude d’exceptions, de régimes spéciaux, des majorations de taux, etc. Le système supprimé se reconstituera à une vitesse fulgurante.

Est-ce à dire qu’il faut laisser les choses en l’état ? Une alternative plus réaliste et authentiquement libérale à l’AU, c’est « l’impôt négatif ». Certains confondent d’ailleurs les deux. Concrètement, il s’agit d’une somme d’argent versée à tous ceux qui gagnent moins que le minimum imposable et qui correspond à la différence entre leur revenu et ce minimum imposable.

L’impôt négatif diffère de l’AU sur trois points fondamentaux : il n’est pas universel (il ne bénéficie qu’aux personnes nécessiteuses) et, contrairement à l’AU qui est octroyé a priori et de manière inconditionnelle, il s’opère a posteriori (une fois que l’on déclare les revenus) et conditionnelle (uniquement à ceux qui en ont besoin).

Philosophiquement, l’impôt négatif vise à soulager et à responsabiliser. Lui seul contribue à l’émancipation et à l’autonomisation de la personne. A contrario, l’AU maintient chacun dans le giron de l’Etat. L’AU ne rompt en rien avec la logique de l’Etat-providence. Ce n’est pas une idée libérale mais un énième avatar de l’idéologie sociale-démocrate aujourd’hui en faillite.