Dans une boutique de prêt-à-porter, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), le 16 mai. | Faustine Vincent / Le Monde

Ramah, 53 ans, sort le précieux tissu de son sac et déplie la longue robe en crêpe de mousseline rose sur le comptoir de la boutique. « J’ai un mariage, je cherche un foulard pour aller avec ma robe. Vous avez ça ? » La discussion s’engage entre la cliente et la vendeuse, glissant indifféremment du « tu » au « vous », du français à l’arabe, et d’une confidence à un avis tranchant sur un foulard jugé mal assorti.

Cette boutique de prêt-à-porter sans prétention et « ouverte à tous », située au cœur de Saint-Denis (Seint-Saint-Denis), fait partie des bonnes adresses que se conseillent les femmes à la recherche de hidjab et vêtements longs jugés plus à la mode et raffinés que dans les boutiques spécialisées.

Dans l’allée, les clientes déambulent au milieu des longues robes multicolores et des bacs où s’alignent, soigneusement pliés, plusieurs dizaines de foulards. Ici, le voile est moins le symbole qu’il est devenu depuis la loi de 2004 sur son interdiction à l’école qu’un accessoire du quotidien, voire de coquetterie, qui se décline dans toutes les couleurs et toutes les matières.

Le temps d’une demi-heure ou plus, les clientes échappent aux regards de travers et aux polémiques, qui ne manquent pas de les rattraper à l’extérieur. A la fin de mars, un article du Parisien consacré aux « marques qui se mettent à la mode islamique » et la réaction de Laurence Rossignol, la ministre des familles et des droits des femmes (qui avait comparé les femmes choisissant de porter le foulard à des « nègres qui étaient pour l’esclavage »), avaient de nouveau mis le feu aux poudres.

« Au départ, j’étais contre »

Dans la boutique de Saint-Denis, en ce samedi, jour de marché, les clientes sont venues tantôt seules, tantôt en famille ou entre copines, selon l’emploi du temps ou l’opinion de leur entourage, parfois rétif.

Céline, 22 ans, est accompagnée de sa mère, Zohra. Quand, à 16 ans, elle a décidé de porter le hidjab afin de « prolonger [s]a pratique religieuse », sa mère s’est raidie. « Au départ, j’étais contre, je vous cache pas, raconte la quinquagénaire aux cheveux lâchés. A cette époque, je n’étais pas du tout dans la religion. »

Elle a mis du temps à comprendre la décision de sa fille, à qui elle s’était juré de ne « pas donner de prénom musulman » après qu’une assistante sociale lui avait affirmé, à son retour d’Algérie des années plus tôt, qu’« avec un nom pareil elle n’irait jamais loin ».

Zohra craignait que le choix de sa fille ne condamne son avenir. « J’avais peur qu’elle ne trouve pas de travail et qu’elle soit regardée de travers. Le foulard joue énormément, on vous juge par rapport à votre tenue et tout ce qui se passe. Or pour certains, aujourd’hui, “foulard” signifie “terroriste” », déplore-t-elle.

Il a fallu bien des discussions pour que Céline parvienne à vaincre ses réticences. « Et puis un jour, je me suis dit : “Pourquoi je refuse qu’elle fasse quelque chose à cause du regard des autres ?” »

Interpellée par la décision de sa fille, Zohra a « fait ses recherches », puis suivi des cours coraniques pendant quatre ans. « Aujourd’hui je suis pratiquante. C’est ma fille qui m’y a amenée », explique-t-elle.

L’interdiction, en 2012, d’accompagner les sorties d’école pour les mères voilées a aussi pesé. Scandalisée, cette assistante scolaire assure que « face à cela, on se met encore plus dans la religion ». Aujourd’hui, Zohra se « prépare » à porter le voile, « quand [elle] aura le déclic ».

La crainte d’être attaquée

La peur pour sa fille n’est pas retombée pour autant. Mais, depuis les attentats de janvier et de novembre 2015, elle a changé de nature pour laisser la place à celle, plus pressante encore, d’être prise pour cible. Chaque soir, Zohra guette le coup de fil de sa fille lorsque celle-ci sort du travail.

« On reste au téléphone jusqu’à ce qu’elle soit rentrée. La nuit, une femme voilée, on ne sait jamais. » Elle marque une pause, puis reprend : « Regardez comment on vit, où on en est arrivé, dans un pays laïc… »

A son côté, Céline opine dans un demi-sourire, l’air désolé : « Les gens ont peur des femmes voilées, mais les femmes voilées ont aussi peur des gens, alors… Et nous aussi on a peur des terroristes, on prend le métro comme tout le monde. »

Les statistiques ont beau afficher une baisse des actes contre les musulmans, toutes les femmes interrogées racontent la même angoisse, qu’elles habitent à Saint-Denis, où a eu lieu un assaut des forces de l’ordre contre des terroristes ayant perpétré les attentats du 13 novembre, ou ailleurs.

Au quotidien, chacune compose comme elle peut avec les « remarques agressives » et la « peur d’être attaquée ». Une cliente essaie de se « faire discrète » et évite un quartier du cœur de Paris depuis qu’une de ses copines s’y est fait agresser. Une autre se souvient de cet homme qui, au lendemain des attentats, a crié sur son passage qu’il allait « cramer son voile ». Une vendeuse raconte, encore sous le choc, le jour où l’une de ses amies, voilée, s’est fait « agresser au couteau » après le 13 novembre.

Dora, qui travaille dans la boutique depuis six ans, pensait « depuis un moment » à porter le voile, quand les terroristes ont frappé Paris et Saint-Denis. « Après ce qui s’est passé, j’ai un peu douté. Mais je me suis dit : “Tu pratiques, tu restes correcte, il doit se passer ce qu’il se passera.” Mais je ne revendique pas spécialement », raconte-t-elle.

« Française et libre »

Les attentats du 7 janvier 2015 avaient déjà eu lieu quand Laura, 22 ans, a décidé de mettre le hidjab. Depuis, cette employée d’une crèche municipale, venue faire du shopping en solitaire, dit aussi avoir « très peur ». Mais pour elle le foulard est une façon de « vivre [s]a foi et de [s]e protéger du regard des hommes, parfois pesant ». Elle se souvient de s’être sentie « libre et plus sereine » la première fois qu’elle l’a mis.

Comme en réponse à Manuel Valls, le premier ministre, qui voit dans le voile un « asservissement de la femme », Laura revendique le fait d’être « française et libre ». « Personne ne m’a obligée à le porter. Je me protège du regard des autres, mais ça ne veut pas dire que je vais me mettre à l’écart de la société, au contraire », explique-t-elle.

Au début, elle s’est heurtée à l’incompréhension de son entourage : « Ma famille m’a dit que j’étais inconsciente, qu’on pouvait être musulmane sans porter le voile, que ce n’était pas le moment, parce que je pouvais me faire agresser ou refuser dans certains métiers. » Sa mère, kabyle, ne l’a jamais mis. Son copain, musulman, était lui aussi réticent. « Il estime que la religion est intime et voyait ça comme de la provocation. Mais ce n’est pas le cas », défend-elle.

« Coquette », Laura, en jean et blouson, s’habille « un peu partout », mais vient régulièrement dans cette boutique, « parce qu’il y a de jolis foulards ». « Une semaine, j’en ai acheté quinze ! Maintenant, j’essaie de faire attention et de me fixer un budget. Il faut que le foulard soit joli, parce que c’est important de ne pas avoir l’air négligée », explique-t-elle.

« Un pas important »

Comme Laura, Ahlem, employée d’une entreprise privée, a choisi de porter le hidjab, il y a trois ans, malgré les réserves de son mari, Aymen. Cet architecte de 35 ans, venu l’accompagner faire du shopping, se souvient qu’il avait eu « peur pour elle ». « Je lui ai dit que ce serait compliqué, qu’elle risquait d’être embêtée. Elle est passée par des moments difficiles avec ses collègues. »

Une période sur laquelle son épouse ne s’attarde pas. « Une personne ne va pas changer parce qu’elle porte le voile », souligne-t-elle simplement. Elle pointe les médias, « qui en rajoutent une couche ».

Rassurer l’entourage, justifier son choix et tenter de prévenir d’éventuels amalgames est devenu un exercice obligé pour la plupart de ces femmes. A fortiori pour les converties. Lucie (un pseudonyme), venue avec deux amies « nées musulmanes », est l’une d’elles. Quand son père a appris qu’elle s’était convertie à l’islam, il y a quatre ans, il l’a « très mal pris ». Ils sont toujours en froid.

« J’ai mis le voile par foi, et parce que c’est comme ça que je me sens reconnue par mes sœurs. Mais je ne vais pas faire le djihad ! , clame-t-elle aussitôt. Je suis la fille d’un gendarme et la nièce d’un greffier, alors la loi, je l’ai toujours respectée. »

Derrière elle, une femme en jean, parka et bonnet fin sur la tête entre dans la boutique et se dirige vers les bacs. Oumelkheir a 50 ans. Elle est venue acheter un voile pour la première fois, « sans rien annoncer à personne ». Jusqu’ici croyante sans être pratiquante, elle y « pensait depuis longtemps ». Aujourd’hui, elle s’est sentie « prête », alors « c’est un pas important. C’est une façon d’aimer Dieu ».

Elle a pris deux foulards, « un bleu et un rose, parce que c’est mes couleurs préférées », dit-elle en ouvrant le sac plastique. « J’ai envie d’être belle. » Cette ancienne assistante maternelle au chômage, qui vit seule avec ses deux enfants, sait que « des gens regardent mal les femmes voilées depuis les attentats », mais elle « [s]’en moque ». « C’est pour la religion que je vais le mettre. Ça m’apaise et me fait du bien au cœur. » Elle a cette expression enfantine : « Les gens pensent qu’avec le foulard on va être méchant. » Et dit espérer, sans trop d’illusions, « qu’ils comprendront qu’ils se trompent ».