Luis Gnecco dans le film chilien de Pablo Larrain, « Neruda ». | FABULA/AZ FILMS/FUNNY BALLOONS/SETEMBRO CINE

Quinzaine des réalisateurs

Au début de Neruda, portrait d’artiste qui navigue vigoureusement entre histoire et fiction, l’on voit une entrevue entre le sénateur communiste Pablo Neruda et le président du Sénat chilien, Arturo Alessandri. Le fils de cheminot, devenu poète mondialement connu et dirigeant politique, multiplie les provocations à l’endroit du politicien issu de l’oligarchie pendant qu’une voix off énonce : « L’insolence est une forme de respect. »

C’est le principe qui a guidé ­Pablo Larrain dans sa peinture de Pablo Neruda. S’il reste aujourd’hui des partisans assez convaincus du mouvement communiste international, tel qu’il se développa entre le début de la guerre d’Espagne et la fin de la guerre froide, ils seront choqués de la liberté de ton qu’a adopté le cinéaste chilien vis-à-vis de la grande gloire nationale. Les autres seront ravis de voir ramené à la vie un poète dont la gloire est figée depuis longtemps dans les anthologies poétiques et les manuels scolaires.

De Neruda, Pablo Larrain a fait une célébration de la création artistique, de son aspiration au sublime et de ses compromis sordides avec la réalité, qu’ils s’appellent « fascination pour le pouvoir » ou « course à la gloire ». C’est aussi – et l’on s’en étonnera de la part d’un cinéaste qui s’est toujours prévalu d’une vision ultralucide du combat politique, comme il le prouvait dans No – une apologie de l’engagement politique de l’artiste.

L’intellectuel jouisseur est incarné avec une insatiable gourmandise par Luis Gnecco

Le scénario de Guillermo Calderon s’inspire des tribulations du sénateur Neruda en l’an 1948, au moment où la mise hors la loi du parti communiste par le président Gabriel Gonzalez Videla (un populiste que Neruda avait contribué à faire élire) contraint ses dirigeants et élus à passer dans la clandestinité. L’intellectuel jouisseur, incarné avec une insatiable gourmandise par Luis Gnecco, entraîne dans sa fuite son épouse, l’aristocrate argentine Delia del Carril (à laquelle l’actrice argentine Mercedes Moran – vue chez Lucrecia Martel ou Walter Salles – prête sa lassitude sensuelle), et une phalange de militants du parti voués à le préserver de l’arrestation.

Les premières séquences établissent clairement le caractère fictif du film : l’entrevue entre Neruda et le président Alessandri est découpée en plans situés chacun dans un décor différent, qui indiquent l’impossibilité d’une reconstitution fondée sur la seule mémoire ; une mystérieuse voix off s’en prend avec hargne et lucidité au train de vie du poète jouisseur qui vit comme un proconsul romain, loin de la souffrance quotidienne des travailleurs qu’il affirme défendre.

Cette voix prend bientôt un visage et un corps, celle du commissaire Oscar Peluchonneau (Gael Garcia Bernal), un petit homme au regard clair et cruel, aux traits réguliers. On comprendra bientôt que le commissaire Peluchonneau n’existe pas, que le scénario de Calderon et la mise en scène de Larrain en ont fait l’incarnation des fantasmes du fugitif, qui veut donner chair aux forces obscures qui le précipitent.

Goût du paradoxe

Cette incertitude du persécuté est le fondement même de Neruda. Elle permet cette belle création de fiction qu’est le flic tout entier consacré à la persécution du poète, fils d’une prostituée mais aussi interprète lucide des intentions de l’artiste, à laquelle Gael Garcia Bernal sacrifie son charme. Elle permet aussi de mettre en scène le pouvoir d’imagination d’un artiste de la stature de Neruda. Qu’il passe une soirée au bordel ou qu’il s’arrête pour étreindre une petite mendiante des rues de Valparaiso, cet ogre assoiffé de vie ne peut laisser échapper une miette d’existence – c’est là qu’est la matière première de son art.

Avec son goût habituel du paradoxe, Pablo Larrain fait coexister à l’image une reconstitution historique inventive et une image moderne, un peu sale, pleine de surexpositions, de reflets dans l’objectif, quitte à ne donner qu’une représentation imparfaite des stations de la fuite du poète, entre Santiago et Valparaiso, le Sud embrumé et la Cordillère enneigée. Cette imperfection plastique est aussi le reflet des compromissions de Neruda, fils de prolétaire qui a pris des habitudes d’aristocrate, combattant pour la libération de l’homme qui opprime sans même y penser toutes les femmes de sa vie.

Larrain met aussi en évidence la force des vers du poète, du Poema triste, scandé à plusieurs reprises sur le mode de la dérision, mais qui ne perd pourtant pas sa puissance, à Los Enemigos, que l’on voit scandé dans les bidonvilles et sur les chantiers. Cet hommage à la force mobilisatrice du verbe étonne et ravit de la part de l’auteur de No.

NERUDA - Bande-annonce VOST - Un film de Pablo Larrain
Durée : 02:03

Film chilien de Pablo Larrain avec Luis Gnecco, Gael Garcia Bernal, Mercedes Moran (1 h 48). Sur le Web : neruda-lefilm.com