Peter Anyang Nyong’o ne fait pas son âge. A 70 ans, le vétéran de la vie publique kényane, sévère barbe noire et chemise fleurie, a toujours la passion au bout du poing, qu’il frappe fort sur la table lorsqu’on lui parle politique.

Né en 1945, sous le Kenya britannique, cet ancien professeur de sciences politiques – père de Lupita Nyong’o, oscar de la meilleure actrice pour son rôle dans 12 Years A Slave – est aujourd’hui sénateur de Kisumu (ouest, troisième ville du pays), après avoir occupé le poste de secrétaire général du principal parti d’opposition Orange Democratic Movement (ODM).

En lutte pour la démocratie dans son pays, l’homme a dû s’exiler au Mexique et aux Etats-Unis, avant de revenir au Kenya dans les années 1980 et de subir la dictature de Daniel Arap Moi, au pouvoir pendant vingt-quatre ans, de 1978 à 2002. Son propre frère a été assassiné par les sbires du régime. Lui-même a enduré tortures et humiliations.

La crainte d’une répétition des violences

La situation politique kényane inquiète le sénateur Nyong’o. Vendredi 6 mai, l’homme d’affaires Jacob Juma a été assassiné dans sa voiture en plein Nairobi. L’homme était notoirement en conflit avec le président Uhuru Kenyatta, qu’il accusait régulièrement de corruption et de népotisme.

Lundi, une manifestation de l’opposition a été violemment dispersée à coups de jet d’eau et de gaz lacrymogènes par la police. L’ODM réclamait une refonte de la Commission électorale chargée de vérifier la régularité de l’élection présidentielle et des législatives d’août 2017, jugée partiale et corrompue par l’opposition.

Au Kenya, chacun craint une répétition des violences post-électorales de 2007-2008. Peter Anyang’ Nyong’o reçoit le Monde Afrique sur ses terres, à Kisumu, face au lac Victoria, à la nuit tombée, au bord de la piscine d’un hôtel de luxe aux eaux gonflées et troublées par les averses de la saison des pluies.

Répression brutale de manifestations, assassinats… Que vous inspire la situation politique actuelle ?

Peter Anyang Nyong’o Uhuru Kenyatta est un nouveau Daniel Arap Moi. Il était d’ailleurs son protégé : c’est lui qui l’a nommé député, puis ministre au début des années 2000. Il y a de nombreuses similarités entre les deux personnages. On retrouve le même ton de menaces, les accusations portées contre les opposants jugés antipatriotiques, le refus du dialogue.

« Les assassinats politiques ne sont pas nouveaux au Kenya et ils étaient nombreux sous l’ancien président Moi »

Depuis l’indépendance, nous avons eu quatre présidents différents, mais les forces de sécurité n’ont pas changé. Elles sont là pour servir le régime, sont toujours centralisées et usent de méthodes brutales, malgré la nouvelle Constitution de 2010.

M. Kenyatta s’inspire de Moi pour le contrôle de la presse. L’Etat possède la majorité de la publicité et fait interdire la diffusion de certaines nouvelles. Des journalistes sont régulièrement arrêtés. Moi disait d’ailleurs que les citoyens et les ministres de son pays devaient « chanter comme des perroquets », en se contentant de répéter sa parole.

Quant au meurtre de Jacob Juma, il me rappelle de très mauvais souvenirs. Les assassinats politiques ne sont pas nouveaux au Kenya et ils étaient nombreux sous Moi. Mais même après la fin de la dictature, les meurtres ont continué. En 2003, mon ancien élève et ami le professeur Chrispine Odhiambo-Mbai a été assassiné au même endroit que Jacob Juma, sur Ngong Road, en pleine journée, car il s’opposait aux vues du gouvernement. En 2008, le député d’Embakasi a été tué en pleine rue, parce qu’il se battait contre l’accaparement des terres. Aujourd’hui, il s’agit encore clairement à nouveau d’un meurtre à caractère politique. « Plus ça change, moins ça change », c’est comme ça que vous dites en français, non ?

Le degré de violence et de répression a-t-il quand même baissé ?

« Le régime actuel est autoritaire et tribal. C’est un régime d’exclusion »

Oui, c’est vrai, ce n’est pas comparable. La Constitution, adoptée en 2010, limite les pouvoirs de la police. Les terribles chambres de torture, comme la Nyayo House ou la Nyati House, installée en plein centre-ville et aux yeux de tous, n’existent plus. La répression, aujourd’hui, est plus ciblée.

Mais sur certains aspects, Uhuru Kenyatta est pire que Moi. Sur le côté tribal par exemple. Sous Moi, il y avait une certaine intégration des différentes tribus. Dans le pouvoir actuel, deux ethnies seulement se partagent le pouvoir : les Kikuyu de Kenyatta et les Kalenjin du vice-président William Ruto. Le régime actuel est autoritaire et tribal. C’est un régime d’exclusion.

Allez-vous boycotter les prochaines élections ?

Oui, tout à fait. Moi et mon parti, nous le ferons si la Commission électorale n’est pas profondément remaniée. Aujourd’hui, elle est favorable au pouvoir en place. Plusieurs de ses membres ont récemment été nommés dans de graves affaires de corruption. Nous n’avons plus confiance en elle.

« En 2013, nous avons accepté les résultats malgré de criantes irrégularités. Si de telles élections avaient été organisées en Europe, elles n’auraient jamais été considérées comme démocratiques »

Aux élections de 2013, nous avions déposé un recours devant la Cour suprême, contestant le résultat des élections. Le verdict a été défavorable et Uhuru Kenyatta a été déclaré vainqueur. Mais, récemment, un juge de la Cour, Philip Tunoi, a été accusé d’avoir reçu deux millions de dollars en pots-de-vin pour statuer sur l’élection du gouverneur de Nairobi ! Nous n’avons plus confiance non plus dans la Cour suprême.

En 2013, nous avons accepté les résultats malgré de criantes irrégularités. Si de telles élections avaient été organisées en Europe, elles n’auraient jamais été considérées comme démocratiques. Nous n’allons plus reproduire cette erreur.

Si vous refusez le verdict de la Commission et de la Cour suprême, il ne vous reste plus que la rue pour faire valoir vos arguments… Ne craigniez-vous pas une flambée violences lors des prochaines élections ?

Bien sûr. Mais l’élection ne peut être un simple exercice de relégitimisation pour le pouvoir en place. D’autant que les gens ont maintenant accès à Internet, au portable, au Kenya. L’information se diffuse très vite. Les Kényans vont immédiatement être au courant des irrégularités et réagir s’ils voient que le gouvernement essaie de voler les élections. Je suis très inquiet.

Kenyatta, Odinga, Nyong’o… Ces noms sont présents en politique depuis l’indépendance. N’est-il pas temps de laisser la place à une nouvelle génération ?

L’histoire ne se fait pas ainsi. Je ne regarde pas le calendrier [il saisit son portable] en me disant : « Tiens, c’est l’heure, je pars ! » Mandela n’incarnait pas une nouvelle génération quand il est arrivé au pouvoir, non ? De toute façon, pour des raisons biologiques, nous allons un jour partir !