Par Louis-Georges Tin et Alain Jakubowicz

Osons le dire : la plupart de nos concitoyens ignorent presque tout de l’histoire de l’esclavage colonial. Malgré les avancées liées à la loi Taubira, qui a reconnu qu’il s’agissait d’un crime contre l’humanité, le déficit de culture générale dans ce domaine demeure frappant.

Concernant les dates, par exemple. Tout le monde croit que l’esclavage aurait été aboli en 1848, par le décret Schoelcher. En réalité, il n’en est rien. A la fin du XIXe siècle, dans les territoires d’Afrique, l’administration coloniale refuse d’abolir l’esclavage de case, y recourt très volontiers, et surtout, met en place le travail forcé, système très différent de l’esclavage du point juridique, mais tout à fait semblable du point de vue pratique. L’Etat réquisitionne des populations indigènes, et les met à disposition des compagnies ayant reçu des concessions pour les travaux publics. La Société des Nations (ancêtre de l’ONU) et l’Organisation Internationale du Travail ne cessent de condamner ce système, où l’on tue littéralement à la tâche des millions d’indigènes. Mais cet usage n’est aboli qu’en 1946, avec le vote de la loi Houphouët-Boigny, député et futur président de la Côte d’Ivoire. Et encore, il se perpétue en bien des lieux jusqu’au début des années 1960. En ce sens, le roman national d’un esclavage aboli au milieu du XIXe siècle mérite-t-il d’être sérieusement nuancé.

Concernant les conséquences économiques. On croit parfois que la traite serait le fait de quelques commerçants sans scrupule, vivant à Liverpool, Bristol, Nantes, Bordeaux ou Amsterdam. Or de nombreuses banques centrales, comme la Banque de France, la Banque centrale des Pays-Bas, par exemple, ont émergé grâce à l’esclavage, et ont ensuite alimenté toute l’économie européenne. Et ce n’est pas un hasard si Wall Street, siège de la plus grande bourse du monde, a été construite sur le site d’un ancien marché d’esclaves.

Conséquences économiques de l’esclavage

Dans les Amériques, un peu partout, la carte de la pauvreté d’une part, et la carte des minorités autochtones et afro descendantes d’autre part, se superposent et coïncident. Comme le dit, non sans ironie, un proverbe brésilien, « il n’y a pas de racisme au Brésil, mais tous les pauvres sont noirs ». En 2008, Eurostat (organisme de l’Union Européenne chargé de réaliser des statistiques officielles) a publié un rapport démontrant que les quatre départements les plus pauvres d’Europe ne sont ni en Grèce, ni au Portugal, ni dans les pays d’Europe de l’Est. Il s’agit des quatre départements français d’Outre-mer, qui sont principalement peuplés de descendants d’esclaves. Appauvrissement des uns, enrichissement des autres, telles sont donc, au total, les conséquences économiques de l’esclavage, dont on parle finalement très peu.

Concernant les conséquences culturelles. La plupart des préjugés sur les Noirs viennent de l’époque de l’esclavage : les Noirs travaillent dur (d’où l’expression « travailler comme un nègre »), mais en même temps, ils sont paresseux (aux yeux des maîtres qui leur en demandent toujours plus, pour augmenter leurs gains). D’où la formulation à la fois raciste et contradictoire du célèbre parfumeur, Jean-Paul Guerlain, sur France 2, en 2010 : « pour une fois, je me suis mis à travailler comme un nègre. Je ne sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé, mais enfin… ».

De même, les comparaisons simiesques, subies par des personnalités comme Christiane Taubira, Cécile Kyenge (ancienne ministre italienne), Barack et Michelle Obama, mais aussi de nombreux joueurs de football sur les stades, sans parler des injures quotidiennes dans les cours de récréation, sur Internet ou ailleurs. Cet imaginaire apparaît justement au XVIIIe siècle, dans le contexte de la biologie moderne qui émerge, et qui tente d’établir un lien entre les Noirs et les singes. Contester la nature humaine des esclaves permettait de justifier les traitements proprement inhumains qui leur étaient infligés.

12 musées du sabot

Le 10 mai 2015, François Hollande s’est rendu en Guadeloupe pour inaugurer le Mémorial Acte, consacré à la mémoire de l’esclavage. Le bâtiment est très beau, et il y a lieu de se réjouir de cette circonstance, mais tous les Français n’auront pas les moyens de s’y rendre, et dans l’Hexagone, il n’y a toujours pas de musée de l’esclavage - tout juste quelques salles à Nantes et à Bordeaux. Nous avons un musée de la pipe, un musée de la cloche, un musée des papillons, un musée du talc, un musée du sel, un musée de la dentelle, 12 musées du sabot, bref, plus de 12 000 musées au total, mais toujours pas de musée consacré à l’esclavage, crime contre l’humanité.

Aux États-Unis, on compte plus de 150 musées consacrés à l’esclavage et aux combats des Africains-Américains. Dans l’hexagone, malgré la décennie des personnes d’ascendance africaine décrétée par l’ONU (et que le gouvernement refuse de mettre en œuvre), toujours rien. C’est pourquoi, à l’occasion du 10 mai 2016, journée de commémoration de l’esclavage, nous exhortons François Hollande à annoncer le lancement d’un musée de l’esclavage, qui renforcerait la connaissance de l’Histoire et la cohésion nationale au sein de la République. Ce serait une utile et légitime réparation.

Louis-Georges Tin est président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) et Alain Jakubowicz est président de la Licra