Cannes 2016 : sexe, loups et baby blues en Lozère
Durée : 04:15

Sélection officielle – en compétition

Fier et énigmatique comme un mot d’ordre de Nuit debout, le titre du film qui ouvre les portes de la compétition cannoise à Alain Guiraudie aura fait rêver pendant plusieurs semaines une bonne partie de ceux qui se pressaient ce matin dans les travées du Grand Théâtre Lumière. Brûlot insurrectionnel ? Porno SM ? Biopic d’un géomètre de génie ? Que nous réservait ce cinéaste qui, en sept longs-métrages et une poignée de courts, a fait de son Sud-Ouest natal le théâtre d’un imaginaire fantasque, peuplé d’une galaxie de personnages issus des classes populaires, et dont les obsessions sont aussi tenaces que l’esprit d’aventure ? Au son de la petite phrase du Carnaval des animaux, de Camille Saint-Saëns, qui distille son charme avant le début de chaque projection, les fantasmes se sont dissipés et les esprits ont été catapultés sur une route rocailleuse de Lozère, dans une voiture lancée à vive allure sous le soleil de midi.

Lire l’entretetien avec Alain Guiraudie : « Le sexe féminin, je voulais le voir de plus près »

Alain Guiraudie à Cannes, le 12 mai 2016. | STEPHAN VANFLETEREN POUR "LE MONDE"

Avec ses faux airs de ragazzo échappé de l’imagination de Pasolini – à qui ce film pourrait être dédié tant l’esprit du cinéaste poète italien semble s’y être infiltré par tous les pores –, le garçon qui zone sur le bas-côté donne l’impression, comme les habitués de la petite plage de L’Inconnu du lac, d’être en quête d’« un plan cul ». Le vieillard bougon qui campe dans un fauteuil de l’autre côté de la route, devant une maison en pierre dont s’échappe un vieux rock cradingue, dégage lui aussi un parfum de sexe. Nul besoin de connaître le cinéma de Guiraudie, et le plaisir qu’il prend dans chacun de ses films à érotiser les corps des vieux prolétaires, pour sentir cette odeur de phéromones. La posture des acteurs, le magnétisme qui opère entre leur regard et celui du cinéaste, dont le désir de filmer apparaît ici frais comme au premier jour, y suffisent. Cet érotisme tendu ne se relâchera que par intermittence pour mieux se régénérer, et ce jusqu’à l’étreinte amoureuse ultime, scène d’une intensité sublime où le sexe et la mort fusionnent dans une littéralité jamais vue au cinéma.

La voiture s’arrête, le conducteur s’en extrait. « On vous a jamais dit que vous devriez faire du cinéma », tente-t-il pour briser la glace, mais le ragazzo lui répond par le mépris. On retrouve le conducteur – Léo de son prénom, dont on comprendra suffisamment tôt qu’il est un scénariste désargenté, en panne d’inspiration, sorte d’alter ego de l’auteur – sur le plateau du Causse de Lozère, devisant avec une bergère armée d’un fusil (merveilleuse India Hair) des ravages causés par des loups récemment réintroduits dans la région et du sort qu’il convient de leur réserver. Laquelle bergère ne tarde pas à lui offrir son sexe, qui emplit l’écran comme une réplique de L’Origine du monde, de Courbet. L’enfant ne se fait pas attendre, et sa naissance est traitée avec la même frontalité, dans sa matérialité la plus organique. La vie à l’état brut. C’est en se rendant disponible à elle que Léo avance, guidé par son désir, libre et affranchi des puissances mortifères de la norme. Bientôt la petite bergère prendra la poudre d’escampette, le laissant avec le bébé, et c’est avec cette créature vociférante dont il doit bien admettre qu’il est le père qu’il lui faudra composer une nouvelle partition.

Damien Bonnard, India Hair et Raphaël Thiéry dans le film français d’Alain Guiraudie, « Rester vertical ». | LES FILMS DU LOSANGE

Electrodes naturelles

Avec une petite poignée de personnages, un nombre limité de décors, Guiraudie multiplie les pistes fictionnelles comme on joue au bonneteau. Désirant Yoan qui lui préfère Marcel, désiré par Jean-Louis dont il fuit les avances, Léo couche avec Marcel pour lui offrir un dernier voyage, tandis que Marie se met en ménage avec Yoan… Entre la Lozère et le gris centre-ville de Brest où Léo part chercher l’inspiration, le récit se déplie comme un collage de moments dont on ne sait jamais trop s’ils appartiennent au registre du rêve, de la réalité, ou du scénario qu’il s’échine à écrire.

Les embardées fantastiques (splendide tableau qui le montre allongé sous une cascade de lianes enchevêtrées, électrodes naturelles qu’une guérisseuse-psychanalyste-magicienne lui colle pour l’ausculter en différents points du corps), les nombreux gags n’empêchent pas la question sociale d’affleurer. D’abord prise en charge sur un mode comique – les coups de fil au producteur pour demander « un petit virement s’il-te-plaît » –, elle se fait oppressante à mesure que la situation matérielle de Léo se dégrade, et que vient le hanter, comme un horizon possible, l’ombre d’un SDF qu’il a croisé au début du film. Les loups menacent, ils avancent en meute, et Guiraudie prend cette idée au pied de la lettre. Dans un final fabuleux, on voit ainsi que face à ces bêtes sauvages, il n’y a guère qu’une attitude qui soit tenable : se tenir debout, bandant, en vie, la tête haute. Rester vertical.

RESTER VERTICAL - Extraits du Film (Cannes 2016)
Durée : 03:31

Film français d’Alain Guiraudie avec Damien Bonnard, India Hair, Raphaël Thiéry (1 h 40). Sur le Web : www.filmsdulosange.fr/fr/film/227/rester-vertical