Rachel Nicholls (Isolde) et Torsten Kerl (Tristan), blessé à la fin deuxième acte. | Vincent Pontet

Renouer avec les riches heures de son passé wagnérien, tel était sans doute le pari secret de Michel Franck, l’entreprenant directeur du Théâtre des Champs-Elysées, qui présentait le 12 mai Tristan et Isolde. Cela faisait quasiment trois décennies (depuis 1988) qu’aucun opus de Wagner n’avait été monté sur cette scène parisienne. Quant à la dernière production de Tristan, elle datait de 1952, nonobstant quelques versions de concert, dont la plus récente confiée à la baguette visionnaire du jeune chef letton, Andris Nelsons, en mars 2012.

On ne saura jamais s’il faut s’attendre ou non à un événement scénique dans Tristan. Si la seule question n’est pas de savoir en combien de temps la musique va prendre le pas sur tout, emportant espace scénique et spectateurs comme fétus dans l’océan wagnérien. Cette lutte à armes inégales, le metteur en scène Pierre Audi, bien qu’auteur d’un Ring remarqué en son fief d’Amsterdam à la fin des années 1990 (11 DVD parus chez Opus Arte), ne l’a pas cherchée. Il a préféré illustrer le propos d’une scénographie à la bienséance épurée, semant çà et là quelques cailloux dans les pas de géant du musicien dramaturge. Ainsi les grands et beaux panneaux coulissants du premier acte, prison de fer rouillé, les containers marins du bateau qui emporte Isolde au pays du roi Marke. Ainsi l’énigmatique ossuaire de baleine blanchi abritant la grotte métaphysique et nocturne des amants adultères. Ainsi les gros galets épars peuplant les plages de l’attente : Tristan blessé retourné en son royaume de Karéol pourra enfin disparaître dans la lumière d’Isolde, ange de la mort atterri sur le sable.

La direction d’acteur ira d’ailleurs en se raréfiant au fur et à mesure que les costumes se dépouillent et s’enlaidissent, passant de nobles manteaux à des hardes grossières, transformant des personnages de haut lignage en sauvageons. Seules les magnifiques lumières de Jean Kalman ne cesseront d’exalter encore et toujours ce long poème d’ombre et de mort auquel la direction raffinée de Daniele Gatti prête des enluminures de fable médiévale. Certes, les tempos mouvants peuvent déconcerter, le refus obstiné du pathos frustrer parfois. Mais cette vision qui vibre en transparence, flottant dans une sorte de quatrième dimension chambriste – ce que ne lui pardonnera pas une partie de la salle, huant aux saluts – vit et va dans le courant du drame. Cela nous vaudra, malgré quelques scories, de grands et purs moments de grâce portés par les musiciens d’un Orchestre national de France passionnément empanachés par la musique de Wagner. Miroitements, moirages, mirages, cet orchestre oscillant entre folie sensuelle et sophistication extrême est l’un des points forts de la soirée.

Isolde juvénile

La jeune Rachel Nicholls remplaçait Emily Magee qui a dû renoncer à la production après trois semaines de répétitions. C’est une très bonne surprise que cette Isolde juvénile, dont le grain de voix légèrement acidulé dans les aigus, donne au personnage une fraîcheur et une urgence inhabituelle. Phrasé assuré, justesse impeccable, la soprano britannique confère au rôle l’aura d’un amour d’adolescence dont le tragique refuse l’épopée. La « Liebestod » y perdra quelques plumes en termes de legato et de projection. Plus de prière en forme d’apothéose – ce grand ramage de fin du monde. Mais un apeurement humain devant la mort, à laquelle il faut consentir comme à un enfantement. Sacrifice rendu encore plus poignant par cette Isolde qui apparaît au troisième acte cheveux courts et quasiment vêtue en garçon, devenue en quelque sorte le double de Tristan.

Torsten Kerl est sans doute un grand Tristan. Du moins l’est-il par intermittence. Passage du temps ou méforme passagère ? Le ténor allemand sort éreinté du deuxième acte et ne maintient la ligne de chant au dernier acte qu’au prix de son courage et d’un art de diseur. Quelques craquages dans le grave, des aigus manquant d’insolence, Kerl déploie cependant dans le médium un timbre aux couleurs sombres, d’un lyrisme touchant. Si le roi Marke de Steven Humes, d’une simplicité sans affectation, nous a paru par trop résigné, le Kurwenal guerrier de Brett Polegato emporte l’adhésion, baryton mordant et solaire, fidèle de Tristan jusqu’au-boutiste, parfaite antithèse du traître, le Melot percutant d’Andrew Rees. La Brangäne vocalement trop mûre et un tantinet matrone de Michelle Breedt se rachètera dans une mort aux demi-teintes enfin arachnéennes.

Tristan et Isolde, de Richard Wagner. Avec Torsten Kerl, Rachel Nicholls, Michelle Breedt, Steven Humes, Brett Polegato ; Pierre Audi (mise en scène), Willem Bruls (dramaturgie), Christof Hetze (scénographie et costumes), Jean Kalman (lumières), Anna Bertsch (vidéo) ; Chœur de Radio France, Orchestre national de France, Daniele Gatti (direction). Théâtre des Champs-Elysées, Paris-8e. Le 12 mai. Jusqu’au 24 mai. Tél. : 01-49-52-50-50. De 5 € à 140 €. theatrechampselysees.fr

Diffusion sur France Musique le 25 juin à 19 heures.