Travail de renovation de nuit  sur la ligne A du RER en juillet 2012. | JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP

Nuit debout ! Le projet de loi « visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs » en discussion au Parlement, auquel ses détracteurs reprochent de saper les règles encadrant l’emploi des salariés, donne une actualité particulière au rapport d’expertise publié, mercredi 22 juin, par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). A la demande de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), celle-ci a conduit « une évaluation des risques sanitaires pour les professionnels exposés à des horaires de travail atypiques, notamment de nuit ».

Ses conclusions dressent un tableau clinique alarmant : les risques de troubles du sommeil et de troubles métaboliques sont « avérés » et il existe des risques « probables » de cancer, d’obésité, de diabète de type 2, de maladies cardiovasculaires et de troubles psychiques.

Les dangers des horaires décalés ont déjà été relevés par plusieurs études. En 2007, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), rattaché à l’Organisation mondiale de la santé, a ainsi ajouté le travail posté à la liste des agents « probablement cancérogènes ». Le rapport de l’Anses va plus loin. « C’est la première fois qu’une agence de sécurité sanitaire se penche sur l’ensemble des risques sanitaires, à court et à long terme, liés au travail de nuit », souligne son directeur général adjoint scientifique, Gérard Lasfargues.

15,4 % des salariés concernés

Pour réaliser cette évaluation, une vingtaine d’experts de plusieurs disciplines (médecine, épidémiologie, sciences humaines et sociales) ont passé en revue, pendant quatre ans, l’ensemble des données scientifiques récentes, en coopération avec des spécialistes européens et américains. S’agissant par exemple du cancer, le groupe de travail a analysé vingt-quatre études épidémiologiques, alors que le CIRC ne s’était fondé que sur huit publications.

Ce rapport prend d’autant plus de poids que le travail nocturne – accompli, selon la définition du code du travail, entre 21 heures et 6 heures – s’est considérablement développé au cours des dernières décennies. En 2012, la population française concernée, de façon régulière ou occasionnelle, s’élevait à 3,5 millions de personnes, soit 15,4 % des salariés, selon le ministère du travail. Une situation plus fréquente pour les hommes (21,5 % des salariés masculins) que pour les femmes (9,3 %). Ce chiffre était en augmentation de plus d’un million de personnes par rapport à 1991, la hausse étant particulièrement forte pour les femmes.

Principal secteur concerné, le tertiaire : 30 % des personnels de la fonction publique œuvrent nuitamment, et 42 % des employés des entreprises privées de services. En première ligne se trouvent les conducteurs de véhicules, les policiers et militaires, les infirmières, les aides-soignantes et les ouvriers qualifiés des industries de process (agroalimentaire, chimie, pharmacie…).

Impacts sanitaires en cascade

Le travail de nuit a bien sûr pour première conséquence d’affecter la vie sociale et la vie familiale, note le rapport. Mais il a aussi des impacts sanitaires en cascade, en raison de perturbations des rythmes biologiques. « Sur le plan physiologique, il se produit une désynchronisation entre les rythmes circadiens [cycles biologiques d’environ vingt-quatre heures] calés sur un horaire de jour et le nouveau cycle imposé par le travail de nuit, décrivent les experts. Cette désynchronisation est favorisée par des conditions environnementales peu propices au sommeil : lumière du jour pendant le repos, température plus élevée qu’habituellement la nuit, niveau de bruit plus élevé dans la journée… »

Il en résulte des effets négatifs avérés sur la durée et la qualité du sommeil des employés, ainsi que sur leur somnolence. Mais aussi sur le syndrome métabolique (caractérisé par l’association de plusieurs symptômes comme le surpoids, l’hypertension artérielle ou les troubles lipidiques). D’autres effets sont considérés comme probables. C’est le cas pour le cancer, en particulier du sein chez la femme, l’obésité, le diabète de type 2, les maladies coronariennes (ischémie coronaire et infarctus du myocarde), les performances cognitives et la santé psychique. Enfin, certains effets sont classés comme seulement possibles : hypertension artérielle, accidents vasculaires cérébraux ischémiques, dyslipidémies (concentrations trop élevées de certains lipides dans le sang).

« Les grandes fonctions biologiques, métabolique, cellulaire ou immunitaire, sont régies par une horloge interne dans le cerveau humain, qui est calée sur un cycle de vingt-quatre heures, explique Gérard Lasfargues. La perturbation de ce rythme biologique par le travail de nuit peut altérer ces fonctions et, par exemple, affecter la division cellulaire, ce qui peut entraîner un processus de cancérogenèse. L’éclairage nocturne artificiel réduit aussi la production de mélatonine, qui a une action anticancérogène. Les perturbations du sommeil provoquent également un stress physiologique et des troubles du système immunitaire pouvant conduire à un processus cancérogène. » Autant de phénomènes auxquels peut s’ajouter, du fait d’un rythme de vie décalé, un changement d’habitudes alimentaires générateur de troubles du métabolisme.

Limiter le recours au travail de nuit

Faut-il, alors, supprimer le travail de nuit ? L’Anses n’est pas aussi radicale. Elle préconise, d’abord, de limiter son recours « aux seules situations nécessitant d’assurer les services d’utilité sociale ou la continuité de l’activité économique ». Ce que prévoit du reste, en termes similaires, le code du travail actuel. Elle prône, ensuite, « l’optimisation des modes d’organisation du travail de nuit, afin d’en minimiser les impacts sur la vie professionnelle et personnelle des salariés ». A cet effet, elle recommande de réaliser « un état des lieux des pratiques de terrain visant à protéger la santé des travailleurs de nuit (durée maximale de travail quotidienne, temps de pause, repos quotidien minimal, repos compensateur…) », afin de promouvoir les meilleures pratiques.

L’agence conseille en outre « d’évaluer les coûts sociaux associés au travail de nuit (arrêts de travail, maladie professionnelle, absentéisme…) au regard des bénéfices potentiels ». Enfin, elle pose la question de l’inscription au tableau des maladies professionnelles de pathologies imputables au labeur nocturne.

Ce rapport ne manquera pas d’alimenter les futures négociations professionnelles entre partenaires sociaux. Dans l’immédiat, il devrait aussi nourrir les discussions sur la « loi travail », dans laquelle la question des horaires de nuit est largement abordée. En particulier, le texte législatif remet en cause la périodicité du suivi médical dont bénéficient jusqu’à présent, tous les six mois, les employés de nuit. Les conclusions de l’Anses plaident, tout au contraire, pour un renforcement de la surveillance médicale des travailleurs du soir.