« Avec “The Witcher”, nous voulions traiter l’intelligence des joueurs avec respect »
« Avec “The Witcher”, nous voulions traiter l’intelligence des joueurs avec respect »
Propos recueillis par William Audureau
Marcin Iwinski, cofondateur du studio polonais CD Projekt, explique à Pixels l’histoire de la série à succès « The Witcher », dont l’ultime extension bonus sort à la fin de mai.
Marcin Iwinsk, le cofondateur du studio CD Projekt. | WILLIAM AUDUREAU pour « Le Monde »
Blood and Wine, l’ultime épisode bonus pour The Witcher 3, le jeu de rôle phare de 2015, sortira le 31 mai. Pixels s’est entretenu avec Marcin Iwinski, cofondateur et gérant du studio et éditeur polonais à son origine, CD Projekt RED, pour retracer l’histoire fulgurante de la saga et ses ambitions pour l’avenir.
The Witcher 3: Wild Hunt - Blood and Wine (teaser trailer)
Durée : 00:54
Vous avez reçu plusieurs centaines de récompenses pour « The Witcher 3 ». Comment expliquez-vous ce succès ?
Marcin Iwinski. Rome ne s’est pas bâtie en un jour ; Novigrad, la capitale du jeu, non plus. Nous avons construit très précautionneusement l’histoire de Geralt et de ses bien-aimés. Nous nous sommes appuyés sur le monde créé par un célèbre auteur polonais d’heroic fantasy, Andrzej Sapkowski. C’est notre Tolkien ; il a écrit sept livres ; il décrit en profondeur un monde, ses créatures, ses personnages. Et nous avions à écrire une histoire dessus, avec les moyens du jeu vidéo.
William Audureau pour « Le Monde »
L’une des clés du succès de cet univers, c’est qu’il amène quelque chose de très frais, qui n’est apparu que récemment du côté de la télévision avec la série Game of Thrones, où de nombreux Occidentaux ont découvert qu’un personnage central pouvait mourir, et qu’en fait ce n’était peut-être pas lui le héros.
Arrivés à l’E3 [Electronic Entertainment Expo – le plus grand Salon au monde de jeux vidéo et des loisirs interactifs] en 2013, nous avions un petit stand à part, très loin des moyens d’Electronic Arts ou d’Ubisoft. Les gens se demandaient qui on était, encore. Mais on est reparti du Salon avec cinquante récompenses. Nous étions le premier jeu à vraiment montrer le potentiel des consoles de nouvelle génération. Les gens étaient bluffés. Nous sommes passés de studio respectable à acteur majeur.
Le premier épisode, sorti en 2007, avait connu un succès confidentiel.
Le fait que le jeu ait du sens, que le joueur ait à prendre des décisions et que celles-ci aient des conséquences, étaient là dès le premier épisode. Nous voulions traiter l’intelligence des joueurs avec respect.
A l’époque, la plupart des jeux de rôle se contentaient de demander au joueur de constituer une faction et d’aller combattre des méchants et délivrer une princesse, ce genre de choses. Dans The Witcher, le héros est un prince mutant, un marginal, un mal-aimé. Il chasse des monstres pour l’argent, va de cité médiévale en cité médiévale, mais il a ses propres émotions, ses sentiments.
CD Projekt
Comment résumeriez-vous le rôle de « The Witcher 2 » dans la trajectoire de la série ?
The Witcher 2 a été le jeu de la révélation. Avant, on passait pour le développeur de jeux de rôle hardcore venu de l’Est. On disait de nous : « Ils connaissaient leur métier, mais bon, c’est un peu anguleux sur les bords, l’interface n’est pas parfaite, c’est trop dur. Et puis c’est sur PC. » Nous sommes passés à la vitesse supérieure. Nous avons développé l’aspect cinématographique, avec des plans resserrés, de magnifiques cinématiques, juste pour vous immerger dans l’ambiance.
CD Projekt
On a aussi fait des expériences, comme offrir deux chemins différents au joueur arrivé à mi-aventure. Certains disaient que c’était stupide, vu que les joueurs n’exploreraient pas les deux. Nous avons également gagné en voilure. Le jeu est sorti sur PC, mais aussi sur Xbox 360 un an plus tard. Nous n’avions pas les reins ni les effectifs pour faire d’autres consoles.
® The Witcher 3: Wild Hunt -- E3 2013 Gameplay Trailer
Durée : 01:54
Quelle est votre philosophie, votre sensibilité en tant qu’équipe ?
Nous sommes des joueurs, et au cœur de notre passion, il y a les jeux de rôle, et surtout la narration. Nous avons fait The Witcher parce que nous étions fascinés par des jeux de rôle comme Fallout ou Baldur’s Gate et que nous voulions avoir le nôtre. Il se trouve que nous avons pu acheter les droits de The Witcher.
C’était un rêve devenu réalité. Cela nous a apporté énormément d’aura pour notre studio. Il devenait beaucoup plus simple de recruter. Si on leur proposait de travailler sur « Bla Bla Bla RPG », ils n’auraient pas été très excités, mais The Witcher ? C’est une franchise sacrée ici. Bref, on aime raconter des histoires, c’est très important. Je pense qu’il y a aussi chez CD Projekt un côté un peu tête brûlée.
Vous semblez relativement épargné par les vindictes en ligne des joueurs. Quelle est votre recette ?
Nous avons appris qu’il était important d’écouter les joueurs, de tenir ses promesses, d’être à la hauteur des attentes. Beaucoup de récompenses que nous avons reçues s’expliquent par cette attitude, car quand les joueurs votent, nous avons toujours reçu leur vote et de loin.
William Audureau pour « Le Monde »
Les extensions téléchargeables [DLC – downloadable content] gratuites par exemple, ce n’était pas un plan machiavélique, mais juste un choix sincère, parce que nous sommes nous-mêmes des joueurs, que nous savons que les DLC divisent l’industrie et que nous pensons qu’ils devraient être gratuits. La presse nous a félicités, les joueurs nous ont félicités, tout le monde nous a félicités.
Nous avons également décalé la sortie du jeu deux fois. Je pense que c’était une bonne chose, mais ça a été à chaque fois de longues et difficiles discussions en interne, parfois de plusieurs mois.
Vous avez tout de même été accusés par la presse américaine de pas assez mettre en scène de diversité ethnique dans « The Witcher 3 ».
Je pense que vous faites référence à la critique de Polygon [un site spécialisé américain]. Les médias ont le droit d’avoir leur opinion, et les joueurs ont le droit d’avoir la leur. La seule chose que je peux dire est que nous sommes fidèles au monde d’Andrzej Sapkowski. Dans l’extension Heart of Stone nous avons introduit une nouvelle race, qui n’avait rien à voir avec cette polémique, mais certains ont fait le lien. J’ai envie de leur dire : « Les gars, arrêtez un peu ! Profitez du jeu. Merci. »
« The Witcher » a-t-il influencé la manière dont vous travaillez sur vos prochains jeux ?
Pour l’avenir, nous voulons continuer à pousser la narration encore plus loin, et prendre un virage un peu rafraîchissant. Cela fait quatorze ans qu’on travaille sur The Witcher. Nous allons nous attaquer à l’univers du cyberpunk avec Cyberpunk 2077, fait de grandes multinationales, d’armes à la Blade Runner. C’est top. Avant d’obtenir cette licence nous avions demandé aux équipes ce qu’elles voulaient faire et il s’est avéré que nous avions de nombreux amateurs du jeu de rôle Shadowrun et des livres de Philippe K. Dick.
Cyberpunk 2077 Teaser Trailer
Durée : 02:21
Et à terme, vous avez une ambition particulière ?
Nous voulions devenir l’un des trois plus grands studios du monde. Nous sommes déjà dans le top 3. Pourquoi ne pas devenir le prochain Rockstar [le studio à l’origine de la série à succès Grand Theft Auto] ? J’admire ce qu’ils font, ils prennent le temps qu’il faut pour sortir leurs jeux. Honnêtement, les investisseurs s’intéressent toujours au prochain semestre. Je leur dis que nous ne sommes pas la bonne société pour ça. Mais si vous visez le long terme, alors nous sommes là. Nous avons trois projets différents. Et nous continuerons à écouter les joueurs. C’est pour eux que nous faisons les jeux.