Créé en 2012 à Goma, le mouvement citoyen congolais Lutte pour le changement (Lucha) a reçu le 4 mai le prix Ambassadeur de la conscience 2016, décerné par Amnesty International. Cette récompense, partagée avec les Sénégalais d’Y en a marre, les Burkinabés du Balai citoyen et la chanteuse béninoise Angélique Kidjo, les militants l’ont dédiée à l’un des leurs, Fred Bauma, emprisonné depuis plus d’un an à Kinshasa.

Dans le viseur des autorités de la République démocratique du Congo (RDC), l’organisation prendra part aux marches de protestation du jeudi 26 mai contre le maintien au pouvoir de Joseph Kabila. La Cour constitutionnelle a autorisé ce dernier, le 11 mai, à rester en poste en cas de report du scrutin présidentiel. Une décision vivement dénoncée par l’opposition, qui accuse Kinshasa de laisser « glisser » le calendrier électoral pour permettre au président de se maintenir au pouvoir.

Soraya Aziz Souleymane, 35 ans, fait partie d’une des cellules kinoises de la Lucha. Ancienne directrice adjointe de l’antenne congolaise du Carter Center, elle dénonce les pressions qui pèsent aujourd’hui sur le mouvement.

L’opposition a appelé ce jeudi à de grandes manifestations à travers toute la RDC. Avez-vous pris des dispositions particulières pour protéger vos militants ?

Oui, parce que nous sommes très surveillés par les services de sécurité. Il est arrivé plusieurs fois que la police embarque des militants qui imprimaient des tracts la veille des actions, les accusant d’incitation à la désobéissance civile et de diffusion de fausses informations. Pour éviter que d’autres personnes ne soient arrêtées avant la marche du 26, nous avions tous pour consigne de rester chez nous mercredi soir.

Onze membres de la Lucha sont toujours détenus à Goma et à Kinshasa. Le mouvement semble particulièrement visé par les autorités. Comment l’expliquez-vous ?

Il y a clairement un durcissement de la répression depuis que nous avons pris position pour le respect de la Constitution et du calendrier électoral. Entre mars 2015 et mars 2016, on a dénombré pas moins de 62 arrestations. Plus que n’importe quel parti et organisation de la société civile ! L’un des symboles de cette répression, c’est Rebecca Kavugho : interpellée dans la nuit du 15 au 16 février à Goma avec d’autres membres de la Lucha, elle avait déjà été retenue dans une cellule de l’ANR [les services de renseignement] en mars 2015 après une manifestation pour la libération de Fred Bauma. Comme toutes les personnes qui ont participé à la création du Front citoyen 2016 à Gorée, au Sénégal, je suis fichée.

Cela vous oblige-t-il à évoluer dans la clandestinité ?

Au contraire, nos réunions se tiennent dans des lieux publics. Nous n’avons rien à cacher et c’est précisément ce qui déstabilise le pouvoir en place. La Lucha est un mouvement pacifiste, sans chef, composé de gens qui n’ont aucune intention de s’exiler mais qui n’ont pas peur non plus d’aller en prison. Les autorités sont habituées à la politique politicienne et à la répression brutale. Elles savent corrompre ou dupliquer des partis politiques, combattre les groupes armés, mais elles ne peuvent pas grand-chose contre un collectif de citoyens sans structure hiérarchique. La Lucha n’a pas de statut juridique, personne ne peut nous interdire d’exister.

Vous êtes pourtant assez peu nombreux. Combien de personnes ont rejoint le mouvement depuis 2012 ?

C’est difficile à dire, car nous n’avons pas de cartes de membre. La Lucha est très bien implantée dans les deux Kivus et compte trois cellules à Kinshasa, une à Lubumbashi… On estime que 400 à 500 personnes sont actives dans toute la République démocratique du Congo. Chacune peut mobiliser autour d’elle 10 à 15 citoyens. Au total, nous pouvons compter sur plus de 5 000 à 8 000 militants et sympathisants lors d’actions d’ampleur nationale. Et la plupart de nos actions sont locales, sur des questions de vie quotidienne comme l’eau, l’électricité, le chômage des jeunes.

Comment est organisé le mouvement ?

Chaque cellule est autonome et comprend entre 10 et 20 membres. C’est suffisamment petit pour dissoudre le groupe en cas d’infiltration par les services de renseignement, et suffisamment grand pour mettre en place des actions. Les membres cotisent pour certains projets, mais en général ça ne coûte presque rien. Quant aux frais d’avocats des militants détenus, ils sont pris en charge par l’Association congolaise pour l’accès à la justice (ACAJ) qui travaille avec Amnesty et Avocats sans frontières.

Quel est le profil des militants de la Lucha ?

La majorité de nos membres sont des étudiants âgés de 18 à 25 ans, ce qui est assez normal dans un pays où la moitié de la population a moins de 15 ans. A 35 ans, je fais partie des doyens… Nous comptons aussi des jeunes cadres d’entreprise, et, ces dernières années, les réseaux sociaux ont ouvert la Lucha aux Congolais de la diaspora en Belgique, en Afrique du Sud, aux Etats-Unis. La plupart des militants viennent de la classe moyenne. Mais nous sommes en train de réfléchir à des programmes d’action qui parlent à d’autres franges de la population. Les paysans, par exemple, qui ont d’autres méthodes que les pétitions et les manifestations, pour accompagner le changement en milieu rural.

Comptez-vous participer au dialogue qui pourrait se tenir sur l’organisation des élections ?

Oui, nous sommes dans le comité préparatoire. Mais j’ai rencontré le Togolais Edem Kodjo, le facilitateur désigné par l’Union africaine, et je lui ai dit que nous ne participerions au dialogue qu’à la condition que nos militants soient libérés. Ce sont eux qui devront être à la table des discussions.