La crise des réfugiés et des migrants que connaît l’Europe est une catastrophe humanitaire imputable aux guerres civiles qui frappent le Moyen-Orient et aux défaillances institutionnelles de l’Occident. Le climat politique devient cauchemardesque, les nationalistes de toute l’Europe exploitant la peur des réfugiés pour affaiblir l’Union européenne et critiquant les valeurs de démocratie libérale qu’elle représente.

La situation est d’autant plus inquiétante que cette stratégie semble fonctionner. Depuis un an, l’Europe est déchirée et paralysée par la crise humanitaire qui échoue sur ses côtes. L’UE n’inspire plus confiance, tandis que le populisme séduit de plus en plus.

A l’heure où le continent est confronté à des défis majeurs, notamment la politique agressive de la Russie en Orient, la crise de la dette et l’éventualité d’un « Brexit », l’Europe doit prendre un tournant si elle ne veut pas mettre son avenir en péril. Il est temps pour l’UE de montrer au monde qu’elle est capable d’agir, avec compassion mais fermeté, afin de garder cette crise sous contrôle. Et il est temps pour les Etats-Unis de passer à la vitesse supérieure et d’apporter leur concours.

Accord imparfait

Au mois de mars, les dirigeants européens ont franchi un premier pas important, en signant un accord avec la Turquie visant à empêcher l’immigration dite illégale, et à mettre en place un plan de réinstallation des réfugiés. En réduisant considérablement le nombre de traversées dangereuses de la Turquie vers la Grèce, de plus de 57 000 migrants en février à moins de 4 000 en avril, l’accord a d’ores et déjà porté un coup aux réseaux de passeurs, et aidé à soulager les souffrances des migrants en mer Egée.

De nombreux observateurs, parmi lesquels des organisations humanitaires et des associations de défense des droits humains reconnues, ont exprimé des craintes légitimes quant au sort réservé aux migrants concernés par cet accord, et quant au risque de violation de leurs droits humains. Si ces préoccupations doivent être entendues, les opposants à cet accord doivent également admettre qu’un accord imparfait vaut mieux qu’un statu quo intenable. Nous devons garder à l’esprit que le mieux est l’ennemi du bien, mais le soutien apporté à cet accord ne doit pas éclipser nos inquiétudes quant à l’état de la démocratie en Turquie.

Si l’accord entre l’UE et la Turquie met fin au chaos qui règne aux frontières de l’Europe et améliore les conditions de vie des réfugiés dans la région, cela pourrait grandement contribuer à restaurer la confiance en l’Union européenne et à mettre à mal la stratégie des partis xénophobes. Encore faut-il que cet accord soit correctement appliqué, conformément au droit international, et qu’il s’inscrive dans une réponse internationale plus vaste.

Améliorer la situation des îles grecques

Lors d’une récente rencontre du Forum Aspen des ministres à Oslo, d’anciens ministres des affaires étrangères ont mené plusieurs consultations avec des experts et des responsables politiques sur les problèmes posés par l’immigration. Nous avons identifié différentes actions pratiques à court terme et des initiatives à long terme qui pourraient nous aider à sortir de cette crise.

Tout d’abord, nous devons faire le nécessaire pour améliorer la situation des îles grecques. Ces dernières semaines, suite à la signature de l’accord UE-Turquie, le nombre de nouveaux arrivants venus de Turquie a sensiblement chuté. Cependant, plus de 8 000 migrants et demandeurs d’asile vivent encore dans ces îles, nombre d’entre eux en centres de détention.

Tout laisse à penser que ni le gouvernement grec ni l’UE n’ont fourni les ressources nécessaires pour veiller à ce que les demandes d’asile soient traitées efficacement et conformément aux procédures. Cela doit changer. Selon l’Initiative européenne pour la stabilité, l’embauche d’au moins 300 travailleurs sociaux suffirait à rattraper le retard en deux mois. Ces travailleurs sociaux doivent être employés dès que possible dans le cadre d’une mission européenne d’aide aux demandeurs d’asile menée par l’UE. Ce problème ne doit pas être laissé à la seule charge de la Grèce, qui serait la première à souffrir d’un échec de l’accord UE-Turquie, et ne dispose pas des ressources humaines nécessaires pour gérer la situation. Un constat devenu trop évident ces deux derniers mois.

L’UE doit elle aussi respecter ses engagements

Alors que de moins en moins de migrants et de demandeurs d’asile traversent la mer Egée, les gouvernements européens pourraient oublier l’urgence qu’il y a à mettre en œuvre les autres aspects de l’accord. L’UE fait déjà machine arrière sur la levée des visas pour les citoyens turcs souhaitant se rendre en Europe. Cette décision irréfléchie serait une erreur. L’UE doit elle aussi respecter ses engagements, si elle veut mettre en place, depuis la Turquie, un plan de réinstallation à grande échelle s’inscrivant dans un programme d’admission humanitaire volontaire. Il serait tout à fait possible de réinstaller 150 000 à 250 000 réfugiés, si davantage de pays européens acceptaient de participer à ce programme.

Le camp de detention de Moria sur lîle grecque de Lesbos le 24 mai 2016. | STR / AFP

La procédure de réinstallation aidera à partager plus équitablement les responsabilités pour protéger les réfugiés, dont la vaste majorité réside toujours dans des pays pauvres. Bien sûr, cela ne résoudra pas la crise sous-jacente. Les réfugiés sont principalement – mais pas exclusivement – originaires de Syrie, où les civils sont les premières victimes des attaques menées, tant par le régime Assad que par Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique]. Tant que ces protagonistes resteront sur le devant de la scène, l’exode du peuple syrien continuera.

Toutefois, si les efforts déployés en faveur de la réinstallation étaient couronnés de succès, cela démontrerait aux Européens et au monde entier qu’il est possible de faire preuve de compassion, tout en maintenant le contrôle des frontières. Ainsi, nous donnerions tort aux thèses des démagogues et des populistes, et nous deviendrions un exemple que pourraient suivre d’autres pays riches comme les Etats-Unis.

Les Etats-Unis doivent aider à résoudre la crise

Les Etats-Unis doivent admettre que leurs intérêts sont profondément affectés par cette crise et agir en conséquence. Ce n’est pas seulement la stabilité du Moyen-Orient qui est en jeu, mais l’unité et la force de ses principaux partenaires en Europe. Afin de protéger leurs propres intérêts à l’international, les Etats-Unis ne doivent plus se contenter d’observer les événements, ils doivent aider à résoudre la crise européenne et accepter bien plus que les 10 000 Syriens qu’ils se sont engagés à accueillir. Ils ne peuvent pas donner des leçons à l’Europe sans participer davantage à la résolution du problème.

En parallèle à l’application de l’accord UE-Turquie, des efforts doivent être mis en œuvre pour répondre aux défaillances institutionnelles de l’aide humanitaire laissée exsangue par cette crise globale. Car, s’il s’agit là d’une urgence, la situation n’en constitue pas moins un défi sur le long terme.

Bien que bon nombre d’ONG internationales fassent un travail extraordinaire sur le terrain, et que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés puisse être félicité pour ses efforts, l’aide humanitaire reste trop ponctuelle, trop concentrée sur le court terme et insuffisamment financée.

Les mois qui viennent seront décisifs

Ces derniers mois, un consortium des principales organisations humanitaires a rédigé un ensemble de recommandations exhaustives visant à restructurer le système humanitaire international, en mettant l’accent sur de nouveaux mécanismes de financement, une meilleure intégration des interventions d’urgence au développement à long terme et le renforcement du rôle du secteur privé. L’objectif n’est pas seulement d’augmenter les capacités d’aide humanitaire, mais également d’améliorer les types d’aides proposés en les déployant plus stratégiquement.

Fondées sur les discussions engagées au Sommet humanitaire mondial d’Istanbul, ces propositions, ainsi que d’autres, devraient être officiellement énoncées lors de l’Assemblée générale des Nations unies de septembre, où le secrétaire général de l’ONU et le président américain Barack Obama organiseront des réunions de haut niveau sur le thème des réfugiés et de l’immigration.

En Europe et aux Etats-Unis, comme ailleurs, le débat public sur les réfugiés a été dominé par la xénophobie. Il est temps pour les dirigeants de tous pays de s’opposer à ces campagnes de peur et de montrer que notre engagement en faveur des valeurs libérales ne porte pas atteinte à notre sécurité. Les mois qui viennent seront décisifs pour l’Europe et les Etats-Unis. Aucun échec n’est permis.

Par Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères français, Madeleine Albright, ancienne secrétaire d’Etat américaine, George Papandréou, ancien premier ministre et ministre des affaires étrangères grec